Connaissez-vous les sensitivity readers ? Pas encore ? Sachez qu’ils régiront peut-être bientôt les livres que vous trouverez dans vos librairies. Leur fonction ? Vérifier que ces nouveaux romans ne puissent aucunement générer la moindre polémique, essentiellement sur les réseaux sociaux. Si besoin, c’est le passage à la case modification. Lettres it be vous en dit plus dans les lignes qui suivent.
Après l’aval, la morale en amont
Alors que la republication, entre autres, des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline avait agité la sphère littéraire française il y a quelques mois encore, remettant sur le métier un débat peut-être jamais conclu depuis le décès de l’auteur du Voyage au bout de la nuit, voilà qu’une nouvelle spécificité vient compliquer davantage les choses. Jusqu’à présent, l’œuvre littéraire faisait l’objet d’un jugement a posteriori. D’abord dans des débats enflammés entre critiques de renom, après par journaux interposés, puis maintenant dans les arènes modernes de Twitter et Facebook où parler sur tout n’a d’autre visée que surtout parler, la critique littéraire se faisait après l’œuvre. L’écrivain faisait, les autres parlaient, discutaient, échangeaient. Nous ne règlerons pas ici cette question qui a tant tissé sa toile au fil des ans jusqu’à engluer en elle d’abord la morale, mais aussi l’éthique, la mémoire et bien d’autres notions défendues corps et âme à défaut d’être explicitées, jusqu’à enlever au lecteur sa capacité originelle à construire en toute humilité son avis.
Voilà que débarque depuis l’autre côté de l’Atlantique une nouvelle profession qui devrait bientôt inonder nos maisons d’édition : sensitivity reader. Ce métier à l’intitulé (très/trop) américain traduit par Sébastien Le Fol dans son article paru dans Le Point du 17 mai 2018 en « démineur de polémiques » a d’abord été mis en lumière dans l’Hexagone par Livres Hebdo dans son numéro de mai. Le principe est simple : traquer « dans un manuscrit les projets intériorisés et le langage connoté négativement » de sorte à éviter que le moindre personnage, propos, que la moindre situation ne puisse heurter une quelconque communauté « marginalisée par la société ». Morale, toujours. Mais maintenant, grande nouveauté, les fourches caudines du bien et du pas bien s’acharneront avant même la publication de l’ouvrage. Ne restera peut-être bientôt que le contenu aseptisé d’une œuvre faite pour durer, pleine de conservateurs.
Sensitivity readers : un métier et des objectifs en question
Américaine, cette profession nouvelle a déjà fait ses preuves au pays de Kerouac, Roth et consorts. Comme le raconte le New York Times dans un article publié le 24 décembre 2017, c’est, entre autres, l’auteure Keira Drake qui a fait les frais de cette censure bienveillante (?). Alors que venait de paraître au cours de l’année 2016 son nouveau roman The Continent, l’auteure dut essuyer une vague de commentaires négatifs sur les réseaux sociaux en premier lieu, à l’encontre de son ouvrage jugé tantôt « raciste », « rétrograde » ou encore « outrageant ». Le livre fut enlevé des rayonnages, à l’initiative de Harlequin, l’éditeur de Keira Drake, et à la suite de la publication d’une floppée d’excuses. Après ce regrettable épisode, Harlequin embaucha deux sensitivity readers dans le but de détecter dans le livre les éléments ayant causé ce mini-scandale éditorial. Six mois plus tard, et après un retravaille de l’ouvrage de fond en comble de la part de l’auteure afin d’ôter le moindre élément pouvant être mal jugé, le livre reparut en mars 2018, avec l’aval de la morale connectée qui avait peut-être même oublié la raison d’une telle republication.
Censure sans sûreté
L’idée ici n’est pas d’abonder à sens unique. De toute évidence, on retrouve pour l’instant aux Etats-Unis des recours aux sensitivity readers essentiellement dans le secteur du livre jeunesse. Des livres qui trouvent un écho particulier chez les enfants et les adolescents, d’où la nécessité de ne pas publier aveuglément et d’assurer un intérêt certain aux différents contenus proposés. Seulement, ce qui n’était alors qu’une attention de publication forte et assumée tend à devenir un outil politique et social qui confine dangereusement à la censure la plus opaque. La chance n’est même plus donner à un livre de trouver son public et de laisser le recul critique faire son travail, il faut désormais amputer l’ouvrage du moindre élément qui pourrait susciter une quelconque once de bad buzz.
Au-delà de l’aspect moral qui, de toute évidence, ne saurait être pleinement traité en quelques lignes, force est de constater qu’à travers ce type d’initiative, la littérature glisse aussi dangereusement vers une marchandisation de plus en plus assumée. Il faut répondre aux besoins et envies de ceux qui parlent plus haut que les autres, de ceux qui tweetent plus fort.
Et cette question qui revient comme une ritournelle : quid des œuvres et des auteurs du passé ? Quid de La case de l’oncle Tom qui aujourd’hui serait peut-être le sombre reflet de l’appropriation culturelle ? Comprenez bien : une auteure blanche qui écrit sur des personnages à la peau noire. Quid des Liaisons dangereuses et du harcèlement épistolaire ? Le regard sur l’Art, même sous couvert de morale, ne saurait jamais être à géométrie variable et s’adapter au gré du vent des convictions sociales et politiques des uns et des autres. Surtout des autres. C’est tout ou rien. Si l’on applique la grille de lecture d’aujourd’hui aux œuvres d’hier, que restera-t-il ?
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