Prix Goncourt du premier roman, prix Première et prix Régine Deforges du premier roman, tout cela la même année… Grand frère, le livre de Mahir Guven publié aux éditions Philippe Rey, fut l’étoile filante littéraire de la fin d’année 2017 et qui éclaira l’année suivante. Destins croisés de ces deux frères qui ont fait des choix opposés, Grand frère semble raconter bien plus encore…
# La bande-annonce
Grand frère est chauffeur de VTC. Enfermé onze heures par jour dans sa « carlingue », branché en permanence sur la radio, il rumine sur sa vie et le monde qui s’offre à lui de l’autre côté du pare-brise.
Petit frère est parti par idéalisme en Syrie depuis de nombreux mois. Engagé comme infirmier par une organisation humanitaire musulmane, il ne donne plus aucune nouvelle.
Ce silence ronge son père et son frère, suspendus à la question restée sans réponse : pourquoi est-il parti ?
Un soir, l’interphone sonne. Petit frère est de retour.
Dans ce premier roman incisif, Mahir Guven alterne un humour imagé et une gravité qu’impose la question du terrorisme. Il explore un monde de travailleurs uberisés, de chauffeurs écrasés de solitude, luttant pour survivre, mais décrit aussi l’univers de ceux qui sont partis faire le djihad en Syrie : l’embrigadement, les combats, leur retour impossible en France… Émerge ainsi l’histoire poignante d’une famille franco-syrienne, dont le père et les deux fils tentent de s’insérer dans une société qui ne leur offre pas beaucoup de chances.
# L’avis de Lettres it be
Ariane de Myriam Leroy aux éditions Don Quichotte, Si de Lise Marzouk (Gallimard), Géographie d’un adultère d’Agnès Riva (L’Arbalète/Gallimard) et donc Grand frère de Mahir Guven aux éditions Philippe Rey. Il en fallait du talent pour sortir de cette des quatre nominés pour le Goncourt 2018 du premier roman. Mahir Guven fut l’heureux élu, et très vite la critique plus ou moins littéraire s’empara de son Grand frère avec force éloges. La seule destinée de l’auteur suffisait déjà à offrir un cadre idéal à ce roman : né apatride d’une mère turque et d’un père kurde, Mahir Guven multiplie les petits boulots avant de prendre part à la création avec l’équipe d’Eric Fottorino au journal le 1. Tout cela avant de se lancer, avec succès visiblement, dans l’écriture.
La vidéo du moment
Grand frère et petit frère sont ce que l’on appelle avec désintérêt et une complète désincarnation des « jeunes de banlieue ». La vie faisant, ils vont être amenés, chacun de leur côté, à faire des choix d’évolution, dans la vie, la société. Des choix comme point de départ de ce roman de presque 270 pages : petit frère disparaît, sans laisser de traces. Le grand passe alors ses journées au volant de son VTC à ruminer le temps perdu, et on suit le petit comme dans une confidence en train de s’engager aux côtés d’une association humanitaire qui œuvre, d’une certaine manière, du côté de la Syrie.
Les chapitres croisés s’enchaînent, la langue se fait tonitruante, sonnante et trébuchante. Même si l’effet de mode passe livre après livre, force est de constater que Mahir Guven travaille le « parler rue » avec brio. Argot, arabe, français des quartiers… La langue de ce Grand frère n’est pas juste une retranscription écrite plate et sans certitude. Mahir Guven fait incarner ce qu’il écrit à merveille. Et là où un Fief de David Lopez peinait à convaincre sur une langue qui semblait éloignée du roman, Mahir Guven ajuste les curseurs pour que tout l’ensemble de son livre danse et explose devant nos yeux, dans un contexte de plus en plus oppressant.
Comme on pouvait le redouter, Mahir Guven frôle la ligne rouge du misérabilisme social, celui-là même qui habite la littérature hexagonale depuis quelques années. Ascenseur social en panne, défaite des quartiers défavorisés qui pousse les jeunes dans les bras de la Mort… Mais en se contentant de frôler cette limite, en se contentant d’évoquer ces thématiques spécifiques sans en faire un cheval de bataille, le jeune auteur nantais né en 1986 ne la dépasse jamais. Une impressionnante justesse sonne tout au long de ce livre, sur la forme de la langue comme sur le fond des idées maîtresses. Et la toile de fond offerte par le djihadisme hexagonale et ses évolutions tentaculaires rend le roman encore plus prenant. Étouffant.
Il fallait un grand roman pour parler du djihadisme sur le sol français. Il fallait un roman à la langue forte, puissante pour tenter d’évoquer ces destins aussi incompris qu’incompréhensibles. Khalil de Yasmina Khadra avait tenté le coup avec quelques incartades. Mahir Guven transforme l’essai.
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