Emmanuel Macron bouleversé, des critiques conquis, des festivals séduits… Les Misérables, nouveau film de Ladj Ly, c’est le raz-de-marée annoncé dans les salles obscures françaises en cette fin d’année 2019. Une plongée dans la banlieue, une immersion au plus près de la réalité. Ça dit quoi ?
# La quatrième de couverture
Stéphane, tout juste arrivé de Cherbourg, intègre la Brigade Anti-Criminalité de Montfermeil, dans le 93. Il va faire la rencontre de ses nouveaux coéquipiers, Chris et Gwada, deux "Bacqueux" d’expérience. Il découvre rapidement les tensions entre les différents groupes du quartier. Alors qu’ils se trouvent débordés lors d’une interpellation, un drone filme leurs moindres faits et gestes...
# L’avis de Lettres it be
On attendait Ladj Ly au tournant. Les attentes étaient grandes en effet autour du réalisateur issu du collectif Kourtrajmé (Kim Chapiron, Romain Gavras, JR). Pour son nouveau film, l’idée était simple : adapter l’un de ses précédents court-métrages et plonger dans son quartier, celui des Bosquets à Montfermeil, celui où il a donné naissance à une école gratuite des métiers du cinéma. Sélectionné au festival de Cannes 2019 en compétition officielle, récompensé par le prix du jury, applaudi des deux mains dans de nombreux festivals internationaux… N’en jetez plus ! Ce film annoncé comme un état des lieux des banlieues en France, dans la veine assumée de La Haine, a même fait réagir jusqu’à l’Élysée. Après avoir vu le film, le président de la République Emmanuel Macron a réagi et souhaité que l’on se penche un peu plus sur le cas des banlieues. « Bouleversé par la justesse ». Et nous chez Lettres it be, ça a donné quoi ? Autre son de cloche, de toute évidence…
Une scène de liesse, le pays se prépare à imploser. Son équipe nationale est en Russie pour affronter la Croatie en finale de la Coupe du monde de football 2018. Des peaux de toutes les couleurs, un seul drapeau. Il est bleu, il est blanc et il est rouge. On se dit que ce film est d’abord placé sous le signe de l’unité, du vivre-ensemble tant décrié. On essaie d’oublier les propos de Ladj Ly quelques jours plus tôt dans la presse. Zineb El Rhazoui est une « conne » et une « connasse » vivement invitée à « se faire enculer ». Éric Zemmour est un « fils de pute ». Les deux sont des « terroristes ». Mais, soit : il faut distinguer l’œuvre de son auteur. On y croit dur comme fer. Mais quand même, quand on sait les dénonciations de Ladj Ly à l’encontre d’« […] une police ultra-violente » dans une récente interview, on ne peut s’empêcher de croire que ce film sera à charge, le porte-étendard de la pensée de son auteur. Allez, on oublie et on regarde.
Stéphane (Damien Bonnard) est un flic lambda, tout droit arrivé de Cherbourg. Première journée, il intègre l’équipe de Chris (Alexis Manenti, peu inspiré) et Gwada (Djebril Didier Zonga). Il fait ses premiers pas à Montfermeil, se familiarise avec cet univers. Il rencontre « le maire », forte tête qui règne officieusement (?) sur le quartier. Il découvre les caïds, les habitants, tous ceux qui font vivre cet endroit perdu aux portes de Paris. Dès les premiers plans, le spectateur est également invité à faire la connaissance des frères musulmans, omniprésents dans le quartier, répandant la paix, le partage et la sagesse à tous ceux qui le veulent. Les frères musulmans, on va les voir tout le film. Et à ceux qui voulaient y voir « djihadisme », « fichage S » et « attentat », le réalisateur répond « bienveillance », « partage » et « maîtrise sur le quotidien d’un quartier ». Ladj Ly veut détruire tous les clichés sur la banlieue. On se demande vite si ce n’est pas pour mieux les remplacer…
Le temps passe. Les plans s’enchaînent. Par moment, il y a eu des rires dans la salle. Des rires pendant les sagesses surjouées de Salah, guide spirituel musulman passé maître dans son snack-kebab. Des rires pendant certaines répliques et réactions. Ces rires se comprennent aisément : tout sonne faux dans Les Misérables. Explications.
Tout sonne faux parce que la promesse est malhonnête, d’emblée. Où sont les scènes de pillage juste après la liesse de la victoire au soir de la finale de la Coupe du monde ? Ladj Ly fait le pari de raconter la banlieue, les difficultés de cohabitation avec les forces de l’ordre, représentants de l’État, accusées d’être toujours là comme on accuse l’État de ne plus l’être assez. Où sont les guet-apens dirigés contre ces mêmes forces de l’ordre, contre les pompiers également ? Où sont les incendies de bâtiments comme vus ces derniers jours aux infos ? On nous a promis qu’on allait nous raconter le quotidien dans les banlieues, on allait nous dire la vérité pour faire taire les détracteurs qui ne savent pas. Il semble y avoir des choix. La promesse est mise à l’ombre de quelques arrangements. Allez, passe encore…
Tout sonne faux parce que les personnages, tous ou presque, puent la caricature à des kilomètres. Mention spéciale pour Chris surnommé « cochon rose » parce que « 100 % hallouf », covoiturant pendant les patrouilles avec sa matraque à la main, bras tombant par la fenêtre pour bien montrer que « c’est moi la loi » ou encore que « c’est l’état d’urgence, si je veux je te mets un doigt dans le cul », comme il le dit si bien à une jeune fille contrôlée pendant qu’elle attend le bus. Aucun personnage n’est exempt de reproches au niveau de son écriture et ses actions dans le film.
Que dire de ces frères musulmans, encore une fois, et autres intégristes devenus tantôt défenseurs des animaux tantôt Pascal le Grand Frère en djellabe. Que dire de ce dialogue, dans une voiture pendant la patrouille, entre les trois flics où la radicalisation, le fichage S et les violences faites aux femmes sont des blagues, des clichés que l’on envoie dans la gueule du bleu pour lui souhaiter la bienvenue en banlieue. Que dire aussi de l’absence de femmes dans ce monde, dans ce film. Reflet de la réalité d’un monde où la Femme se doit d’être discrète, reflet du réel comme souhaité par Ladj Ly pour son film, ou bien simple choix scénaristique alors normalement soumis aux opprobres habituels dont on attend encore la vive réaction.
Tout sonne faux parce que le peu d’empathie que l’on peut sentir pour ses flics à bout de nerfs, à bout de moyens, à bout de tout, cette empathie-là est intégrée par Ladj Ly à doses homéopathiques. Le plan de Stéphane pensif dans le métro, Gwada s’effondrant face à sa mère, Chris bière à la main et haussant la voix sur ses petites filles qui n’écoutent pas… On doit leur en vouloir, de la première à la dernière minute. Parce qu’ils sont violents, parce que les salauds portent toujours un brassard comme Stéphane ne cesse de le montrer dans les premiers plans.
Jusqu’à cette scène finale où l’enfant martyr ne vient plus que pour se venger. Comment ne pas donner son approbation ? On a rencontré ce jeune garçon après avoir volé un petit lion trop mignon, on l’a vu molesté alors qu’il jouait tranquillement au foot, on l’a vu se prendre une balle de flashball pleine tête (?), on l’a vu être poussé à mentir pour couvrir les flics… Les violences dirigées contre les policiers ne sont jamais que des représailles mesurées après tous les supplices reçus. Fin de l’histoire.
C’est difficile à reconnaître tant le fond est ahurissant. Les Misérables est un beau film, un film réussi sur la forme, tout en tension, en ardeur. C’est rythmé, c’est dur de bout en bout. C’est d’autant plus difficile qu’il est compliqué, de bonne foi, de reconnaître que ce que nous raconte Ladj Ly est le reflet d’une situation bien plus complexe et difficile à résumer.
On entend venir de loin l’argument du « Vous ne venez pas de banlieue donc vous ne savez pas ce que c’est ». On entend les défenseurs du film jurer leur grand dieu (celui qu’ils veulent) expliquer encore et encore que Les Misérables c’est la vérité. Alors il reste deux possibilités : ou Ladj Ly a filmé le vrai et alors l’abandon de l’État et son remplacement par des entités diverses dans les banlieues (frères musulmans main dans la main ou presque avec les caïds du coin) est le signe annonciateur du chaos qui attend. Ou Ladj Ly propose une œuvre de fiction, éloignée de ce vrai qui reste quand même l’argument promotionnel numéro un du film. Quel que soit le choix retenu, on en tremble encore d’effroi…
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