Une première question tout à fait classique mais terriblement intéressante : pourquoi vous êtes-vous tournée vers l’écriture en parallèle à votre profession d’enseignante ?
Tout part à mon avis d’une « pulsion de transmission », si vous me permettez l’expression ! Très tôt, j’ai compris que j’avais un plaisir immense à occuper la position de passeur: les savoirs, les concepts, les récits, les œuvres, transitent de générations en générations, et le métier de professeur, ce n’est pas autre chose en ce sens qu’une courroie, un tisseur de liens, pour que les mondes passés continuent d’exister au présent. J’aime ce qui s’inscrit dans cette idée, et je me suis tournée vers l’enseignement parce que je voulais, littéralement, y consacrer ma vie. La pratique de l’écriture est toujours mystérieuse, mais est aussi enracinée dans cette passion. Celui qui écrit entre toujours un peu en résistance contre l’oubli.
Avant Tous les âges me diront bienheureuse, vous œuvriez dans la poésie, en-dehors de vos quatre romans destinés à la jeunesse. Qu’est-ce qui a pu vous pousser à aller vers ce roman désormais publié chez Grasset ?
Il y a vraiment un lien profond entre mon recueil De ma main brûlée et le roman Tous les âges me diront bienheureuse : je peux même dire que le roman est la continuation des obsessions qui travaillent mes poèmes. On y retrouve la Russie, et le thème de la route, du parcours vers un dépouillement sacré absolu. La maternité et les métamorphoses du corps devenant mère, sont aussi très présents, comme dans le roman. D’autre part, j’avoue que ma pratique de romancière est très proche de ma pratique de poète, concentrée sur le travail de l’image, en particulier.
La Russie et la tragédie soviétique sont au cœur de votre roman, on le devine dès la quatrième de couverture. Pourquoi cet intérêt marqué ?
Rien ne me destinait au départ à cet intérêt particulier, j’ai choisi russe sur un coup de tête au Collège en deuxième langue, et tout s’est enchainé à partir de là ! J’ai fait des voyages extraordinaires, à l’époque de Gorbatchev et, plus tard, un peu de Eltsine, alors que j’étais très jeune adulte (voire ado). J’y ai découvert un monde effondré, magnifique dans sa déchéance, sa liberté dépenaillée. J’y ai collecté des impressions si vives qu’elles ne m’ont jamais quittée. Plus tard, j’ai découvert les poèmes d’Ossip Mandelstam, que j’ai tenté de traduire pour certains, et qui ont encore aujourd’hui une influence majeure sur ma vie.
Ilona Serginski est le maillon central de votre roman et qui veut remonter toute sa chaîne filiale pour comprendre son destin. Vous êtes-vous inspirée de l’un(e) de vos proches pour écrire Ilona ?
Quand j’ai créé Ilona, je voulais dessiner un personnage de « grand vivant », dont les vies gigognes se succèdent, plus terribles les unes que les autres, des vies qu’elle mène en poète et en combattante. En elle s’inscrit la violence du XX ème siècle (c’est en ce sens que j’ai dit qu’elle est « emblème de son siècle »). En me penchant sur mes sources d’inspiration, il me paraît évident que cette énergie, je l’ai vue à l’œuvre chez mon arrière grand-mère bretonne. D’ailleurs, c’est bien sa maison qui m’a inspiré celle d’Ilona. Derrière son masque de matrone trempée, il y avait une énigme. Et elle aussi, comme beaucoup de gens dans ma famille (et comme Ilona, donc), elle a fait de près l’expérience de la barbarie et de la grande souffrance.
D’ailleurs, et toujours dans le domaine de l’inspiration, Ilona fait parfois penser à La Mariée dans le Kill Bill de Tarantino, cette femme, jamais sans son PSM, prête à défier la mort pour préserver la vie autour d’elle. Etait-ce une inspiration pour décrire la vie de cette femme forte usée par la vie ? Cette inspiration artistique-là ou peut-être une autre ?
Eh bien figurez-vous que je n’y ai pas du tout pensé pendant l’écriture ! Je ne suis pas fan du film, et je n’avais pas du tout l’intention de montrer la violence avec ne serait-ce qu’un soupçon de fascination. Néanmoins, beaucoup de gens me parlent de la Mariée de Kill Bill pour décrire Ilona, c’est qu’il doit bien y avoir du vrai dans ce rapprochement ! Ilona est une tueuse, et elle rentre dans certains codes : froideur, détermination extrême, efficacité terrifiante…Comme dans le film de Tarantino, mais aussi la Mariée était en noir, elle correspond à l’archétype de la vengeresse, broyée par les Hommes, et tirant une vengeance spectaculaire.
Autre personnage marquant, le personnage de Siméon qui est celui qui m’a le plus intrigué. Il semble être la caution religieuse de ce livre, une sorte de nuage de paix qui se tapit dans le roman. Pouvez-vous nous en dire plus sur ce Siméon ?
Le père Siméon a une histoire très particulière, très semblable à celle d’Ilona, dont il est une sorte de double, si on veut. Lui aussi s’est arraché à l’univers de la sorcellerie, du souterrain, et a connu dans ses tréfonds l’idéologie communiste (au Bénin d’abord, puis à Saint Petersbourg). La foi lui est venue comme une grâce miraculeuse et une « ultime supercherie », il est donc déchiré par de multiples ambivalences. C’est ce qui fait son humilité et son humanité, je crois.
(ALERTE SPOILER) Autre passage fortement intrigant, l’idylle naissante entre Mina et Gleb, l’ancien aimant d’Ilona. Pourquoi avoir choisi cette figure de l’amour plus fort que les âges, plus fort que la haine ?
Franchement, l’histoire de Mina et Gleb est plus désespérée et désespérante qu’autre chose J La passion d’Ilona est transmise comme une malédiction à sa fille, et Mina, toute brillante et puissante qu’elle soit, ne peut pas lutter contre les forces obscures qui la poussent vers son bourreau. C’est davantage une exploration de la face sombre de l’amour…
L’intrigue de votre livre semble couverte d’un épais brouillard, jusque dans les 20-30 dernières pages. Etait-ce une volonté de votre part que de démêler le nœud de l’histoire dans la toute fin du livre, ou alors vous êtes-vous laissée guider par votre plume ?
Je voulais vraiment arriver au dévoilement final, et tout le roman s’est construit autour de cette fin. Les histoires des uns et des autres se sont brodées autour de ce fil. Les époques se cousent entre elles et certains motifs servent de suture poétique : les apparitions des anges, les colliers d’abeilles mortes, le PSM...
Des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Emmanuelle Caron
Le livre que vous aimez en secret ?
Humm, je n’ai pas beaucoup de secrets dans ce domaine !
Un livre dont vous ne comprenez pas l’impopularité ? Je ne comprends pas du tout pourquoi on ne lit plus les romans d’Iris Murdoch. La Mer, la mer, par exemple, c’est somptueux et terrible.
L’auteur(e) que vous auriez aimé(e) être ? Colette, pour la gaité, la sensibilité au vivant, le goût de la vie et l’absence de culpabilité.
Québec ou France ? Rahhh ! Impossible de répondre ! Ma vie est ici au Québec, maintenant, et j’ai adopté bien des coutumes et des mœurs (quand je reviens à Paris, je me sens comme une touriste). Pourtant, je suis encore très Française, sinon plus qu’avant, car mon identité est enrichie de ma nostalgie.
Votre passion un peu honteuse ? J’en ai mille…J’adore les fêtes où on danse sur des musiques un peu nazes, les chiens, les mots fléchés, c’est lamentable J
Le livre que vous offririez à un inconnu dans la rue ? Un thé au Sahara de Paul Bowles, et/ou Ubik de Philip K. Dick.
La première mesure de la Présidente Caron ? Du théâtre pour tous les élèves, à tous les niveaux. Le théâtre est, entre autre, le plus puissant outil pédagogique jamais inventé. Voilà. Une fois cette mesure-phare mise en place, je démissionne.
Une anecdote d’enseignante ? En 17 ans, j’en ai beaucoup ! Ce qui me revient toujours, ce sont les moments passés avec mes élèves de Théâtre juste avant d’entrer en scène, où on se groupe pour une embrassade en poussant des cris de guerre pour se donner du courage. C’est toujours très fort, très émouvant. Ensuite ils entrent en scène, et on les regarde, suspendus à leurs lèvres, le cœur qui bat à rompre.
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