Interview d'Eric Tourville ("Chimaeris" chez Slatkine & Cie) : "Le roman noir peut essayer de démontrer la complexité du monde et de l’âme humaine"

Chimaeris est le premier livre d'Eric Tourville publié chez Slatkine
Chimaeris est le premier livre d'Eric Tourville publié chez Slatkine

 

Chimaeris est le tout premier thriller d'Eric Tourville. Un livre publié chez Slatkine & Cie et qui n'avait pas manqué de retenir toute l'attention de Lettres it be. Nous avons posé quelques questions à Eric Tourville pour en savoir plus sur son roman on ne peut plus noir.

 

Bonjour et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique, mais indispensable : qui êtes-vous Eric Tourville ? Que faisiez-vous avant de publier votre premier roman chez Slatkine & Cie, Chimaeris ?

 

Bonjour et merci pour l’intérêt que vous portez à Chimaeris. De formation, je suis docteur en biologie moléculaire et agrégé de biochimie.

 

Avant de publier et d’écrire ce roman, je travaillais comme cadre dans le secteur privé, notamment dans des postes expatriés. Donc, rien de bien original comme vous le voyez.

 

 

Qu’est-ce qui a pu vous pousser vers l’écriture ? Une envie de sortir du cadre rigoureux de votre métier pour aller vers l’infinie liberté de la fiction ?

 

 

En fait, j’ai toujours beaucoup aimé lire. Je suis assez éclectique dans mes goûts. J’aime des romans classiques, des policiers, du fantastique et de la SF. J’aime aussi quand un roman nous parle de notre époque, de la société dans laquelle nous vivons comme le font un Thierry Jonquet ou, dans un autre genre, un Michel Houellebecq.

 

Parler de la société n’est d’ailleurs pas antinomique avec le genre policier, Wallander, le personnage de Mankell, n’est pas seulement un inspecteur c’est l’incarnation d’une Suède désenchantée doutant d’elle-même devant les évolutions du monde.

Le genre qui me touche le moins est peut-être celui du roman d’amour. Peut-être parce que j’ai l’impression que tout a déjà été écrit dans ce domaine. Peut-être aussi parce qu’en tant que scientifique de formation, j’y vois le rôle des pulsions biologiques comme un magicien repère les trucs usés d’un mauvais prestidigitateur.   

 

 

C’est la passion de la lecture et l’admiration du travail de certains auteurs capables de traduire tant de choses en quelques mots qui m’a conduit à essayer de mettre noir sur blanc des histoires que j’avais en tête. 


 

Parlons maintenant de Chimaeris, votre tout premier livre. Pour un premier roman, vous faites le pari d’un « pavé » d’un peu plus de 500 pages. Pourquoi vous êtes-vous engagé dans la construction d’un tel édifice ? N’est-ce pas un risque au regard des productions du genre qui s’étalent plus sur 200-300 pages ?

 

Pour être franc avec vous, la première version était encore plus longue. Je suis conscient queles livres courts se vendent mieux, mais je crois qu’il est difficile de construire un univers et une histoire complexe en 300 pages.

 

D’ailleurs, l’époque est à ce titre plus paradoxale qu’il n’y paraît. On prétend que les gens aiment les formats très courts et qu’ils sont rebutés par des formats longs, mais, d’un autre côté, on voit de plus en plus de véritables sagas. C’est vrai en littérature avec par exemple Harry Potter, l’inspecteur Wallander, Millenium, le Seigneur des anneaux. Mais Simenon ou Hergé ne faisaient finalement rien d’autre. C’est vrai également dans le cinéma avec des franchises si nombreuses qu’elles monopolisent souvent les premières places dans la fréquentation des salles (Alien, Star Wars, les franchises Marvels, James Bond, Jurassic Park, Terminator…). Enfin, le succès des fictions télévisées produites par NetFlix, HBO ou AMC montre l’intérêt du public pour les fictions longues et construites avec plusieurs saisons.

 

L’intérêt du public pour les œuvres courtes ne me paraît donc pas aussi évident que cela. Les lecteurs apprécient la construction d’univers complexes dès l’instant où ils ne s’y ennuient pas. Ils aiment suivre le destin de personnages sur des vies entières.

Wallander, l’inspecteur créé par Henning Mankell, est un bon exemple, car on y côtoie son père, on le voit mourir. Il y a sa fille Linda qui grandit, cherche sa voie puis intègre la police. Dans le dernier Wallander crépusculaire, Henning Mankell nous apprend que Kurt Wallander est atteint de la maladie d’Alzheimer. Au fil des romans, nous avons l’impression de vieillir au côté d’un ami de trente ans avec son divorce, son diabète, sa mauvaise humeur et son rapport compliqué avec les femmes.

 

Chimaeris s’inscrit dans cette tendance. Dans la vie, rien ne s’arrête vraiment avec le mot FIN. Pourquoi la littérature serait-elle différente de la vie qu’elle prétend décrire ?

 

 

Vous mêlez dans votre intrigue des éléments très divers, mais qui se recoupent parfaitement. Occultisme, vie extraterrestre, enquête policière plus classique, etc. Comment êtes-vous parvenu à ficeler tout cela pour livrer un tel roman ?

 

L’idée de départ est celle qui prévaut à la fin et que je ne dévoilerai pas ici. Ensuite, je me demande comment je réagirais si j’étais confronté à cette enquête. Il est probable qu’en tant qu’enquêteur, je serais amené à considérer des éléments paranormaux, de la sorcellerie pour tenter d’expliquer l’inexplicable.

 

L’auteur doit se mettre à la place des enquêteurs avec leur connaissance partielle du dossier. Il doit essayer de suivre leur cheminement mental pendant toute l’enquête avec leurs doutes, leurs hésitations, leurs fausses pistes et l’incrédulité, voire la sidération, qui les saisit devant ce qu’ils ne comprennent pas et qui est inconcevable.

 

 

Parallèlement, la menace enfle au fil des chapitres, ce qui semble vulnérable ne l’est pas autant que l’on croit. Le lecteur devine progressivement que l’enjeu dépasse la simple enquête, que l’enjeu s’élargit à une menace globale, existentielle. 

Découvrez la chronique Lettres it be pour Chimaeris d'Eric Tourville publié chez Slatkine & Cie
Découvrez la chronique Lettres it be pour Chimaeris d'Eric Tourville publié chez Slatkine & Cie

 

Tous les personnages font l’objet d’une attention particulière durant l’écriture, cela se ressent largement au moment de la lecture. Gus, Fremont, etc. Comment avez-vous construit ces différents caractères ?

 

Un auteur s’inspire toujours de ses lectures. Les miennes m’ont conduit à m’inspirer à la fois d’auteurs scandinaves comme Henning Mankell et du fantastique américain comme Howard P. Lovecraft, Stephen King ou pour le cinéma Les Envahisseurs, Au-delà du réel, The Twilight Zone, Steven Spielberg ou X-Files. 

Je leur dois à tous beaucoup, et certains personnages sont des hommages vivants à ces auteurs et à leur univers.

 

La relation entre Fremont et son père s’inspire de celle qu’entretient Kurt Wallander avec le sien ; le vieux sergent Carter ressemble à certains vieillards un peu maléfiques de Stephen King ; la thèse sur les sorcières de Salem que consulte Fremont a été rédigée par une étudiante originaire de Providence, la ville de Lovecraft ; le Vermont est un lieu au climat très scandinave à la fois proche du Maine où vit Stephen King, de la ville de Salem et de Providence. Un état symboliquement au croisement de mes influences.

 

Quant à la Zone 51, au désert et à Roswell, ces lieux plongent au cœur de la mythologie urbaine américaine que l’on retrouve chez Spielberg ou X-Files et qui a nourri toute ma génération.

 

 

D’emblée, et jusqu’à la dernière page de votre roman, on a l’impression de retrouver toute la verve d’un Stephen King qui aurait pris un bon coup de pied aux fesses et forcé un peu trop sur des épisodes de X-Files. Comment avez-vous construit votre style d’écriture qui séduit et donne à l’histoire un rythme particulier et captivant ?

 

Merci pour la comparaison flatteuse avec cet auteur qui reste pour moi un maître indépassable.

 

Il est difficile d’avoir le recul nécessaire sur son propre style. Si je devais essayer d’analyser le mien, je dirais que j’essaie de mettre la sensation au centre des choses avec le visuel et les odeurs.

 

Je crois que comme dans notre cortex, la sensation est première et que ce n’est qu’ensuite que le cérébral intervient. Beaucoup de romans sont trop cérébraux et en deviennent secs et ennuyants.

 

Je tiens aussi à dire que Slatkine & Cie a réalisé un véritable travail d’éditeur en n’hésitant à me proposer des coupes quand j’étais trop long ou trop verbeux. Leur travail a permis de corriger certains défauts, d’éviter certaines baisses de régime dans le rythme du roman et de consolider la cohérence de certains personnages.

 

 

Quels ont été les auteurs, quelles ont été les inspirations qui ont pu vous aider à écrire ce roman ? Avez-vous personnellement mené une « enquête » aux USA pour apprivoiser le terrain et réussir à le retranscrire de la sorte ?

 

Je me suis souvent rendu aux États-Unis dans des vies antérieures, dans la région du Nord-Ouest où se situe la majeure partie de l’enquête, mais également dans le désert proche de la base 51, de Tonopah et de Vegas. Je pense que cela m’a aidé à retranscrire l’ambiance de ces lieux.

 

La lecture d’auteurs comme Mark SaFranko ou Dan Fante m’a aussi permis de mieux comprendre les États-Unis si cela est possible.

 

Quant aux auteurs dont la lecture m’a inspiré pour ce roman, ce sont ceux que j’ai déjà cité : King, Lovecraft, Mankell, Tolkien, les frères Arcadi et Boris Strougatski avec leur chef-d’œuvre Stalker, Isaac Asimov également.

 

 

D’ailleurs, est-ce que Chimaeris est inspiré d’une réelle affaire judiciaire ayant pu se produire aux États-Unis ou ailleurs ? Avez-vous tout inventé de toutes pièces ?

 

Non, l’affaire est entièrement fictive. Il existe de nombreux cas de cadavres retrouvés brûlés et difficilement identifiables, mais aucun de ces cas ne ressemble, à ma connaissance, à celui de la ferme Higgins. Jusqu’à présent, le phosphore liquide a essentiellement été utilisé dans des conflits militaires.

 

 

Extrêmement visuel, il est difficile de ne pas penser durant la lecture de votre livre à divers films ou diverses séries (Super 8, Stranger Things etc.) Là encore, avez-vous trouvé des zones d’inspiration dans ces histoires qui ont déjà séduire le grand public, quel que soit le format ?

 

C’est amusant que vous en parliez, car je vis à l’étranger et je suis un peu déconnecté de tout cela. Je n’ai vu Stranger Things qu’à la fin 2017 et justement parce que mon éditeur m’en avait parlé en soulignant les parallèles avec Chimaeris.

 

J’ai adoré cette ambiance très « années 80 » qui présente d’incontestables similitudes avec Chimaeris. J’ai d’ailleurs regardé les deux saisons à la suite. J’attends la troisième avec impatience.

 

Une grande différence vient quand même du fait que dans Chimaeris tout est possible contrairement au Monde à l’envers de Stranger Things et que je ne fais pas intervenir de bande de collégiens, mais des policiers madrés. La seule adolescente à apparaître est Dawn qui ressemble un peu à Onze mais cette jeune fille dotée de pouvoirs particuliers pourrait également évoquer la Carrie de Stephen King.

 

Je n’ai pas vu Super 8, mais je suis allé voir le résumé sur le Net et vous me donnez vraiment envie de le voir ce week-end.

 

Au-delà de ces deux œuvres, je pense que beaucoup d’auteurs baignent dans un univers mental proche. Nous avons tous vu les Goonies, Rencontre du troisième type, E.T., X-file, et Stephen King a vendu des millions de ses romans.

 

Tout cela a créé un espace mental collectif dans lequel nous sommes très nombreux à évoluer, des codes communs, mais il n’y a pas eu d’influence directe, car les premières lignes de Chimaeris datent de 2012 et la version envoyée à Slatkine & Cie d’octobre 2016. Je ne connaissais alors même pas l’existence de Stranger Things. Peut-être est-ce mieux d’ailleurs, car cela m’aurait influencé.

 

 

L’aspect médiatique d’une enquête est très important dans votre roman. À l’heure où les enquêtes policières deviennent de vrais feuilletons ultra-médiatisés en France et ailleurs (l’affaire Maëlys, l’affaire Alexia Daval etc.) et où Twitter et Facebook deviennent de vrais tribunaux, pensez-vous qu’il soit plus que jamais nécessaire de se tourner vers le roman noir pour comprendre qu’une enquête ne se termine qu’avec le fin mot de la vérité et/ou de la Justice et qu’aucun verdict ne peut être rendu en-dehors de ce cadre ?

 

Tout cela est difficile à dire. Il est certain que les médias ont une forte influence sur ce qu’ils sont censés décrire. Nous sommes un peu dans la situation de la physique quantique où l’observation influe sur l’état du système observé. Le secret de l’instruction est devenu une vaste blague et les tribunaux médiatiques et autres réseaux sociaux ressemblent de plus en plus à des tribunaux révolutionnaires. J’espère que l’on reviendra dans ce domaine à plus de Common Decency pour reprendre un terme orwellien.

Dans le cas de l’enquête sur le meurtre collectif de la ferme Higgins, les médias sont forcément au centre de l’affaire, car tous les ingrédients sont réunis pour cela : l’âge des victimes, le lieu, le combustible militaire utilisé et bien sûr le pays… Les États Unis sont encore plus avancés que l’Europe dans cette médiatisation de la justice.

Comme vous le soulignez, la vérité est souvent plus complexe que de simples breaking news sur Fox TV ou BFM TV. Un roman noir n’est pas forcément le meilleur format pour délivrer un message moral, mais il peut essayer de démontrer la complexité du monde et de l’âme humaine.

 

 

Déjà une idée pour votre prochain ouvrage ? Toujours dans la même veine ou faut-il s’attendre à de nombreux changements ?

 

 

Oui, mais c’est pour l’instant encore un peu tôt pour en parler. Vous savez le dicton avec l’ours et sa peau. Par ailleurs, vous remarquerez que la fin de Chimaeris est ouverte. Le monde de Chimaeris est suffisamment riche pour donner naissance à d’autres opus. La manière dont sera reçu le roman en décidera. 


Questions bonus

 

Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Eric Tourville l’homme et Eric Tourville l’auteur :

 

- Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?

Si c’est pour longtemps, l’intégrale des enquêtes de l’inspecteur Wallander pour vieillir et mourir de concert avec ce vieux misanthrope.

 

- Le film que vous pourriez regarder tous les jours ?

La Grande Bellezza pour le talent de Paolo Sorrentino, l’infinie beauté de Rome et le message philosophique sur le temps qui passe et la vacuité du monde que nous délivre Toni Servillo en Jep Gambardella.

 

- Le livre que vous aimez en secret ?

La liste serait trop longue, alors je dirais Ivresse de la métamorphose de Stefan Zweig, car ce roman crépusculaire est injustement méconnu et d’une puissance qui vous marque.

 

- L’auteur avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?

Peut-être Zweig justement, pour évoquer avec lui dans un café viennois le Monde d’hier et cette époque si riche pour l’art que les deux guerres ont engloutie.

 

- L’auteur que vous n’auriez pas aimé être ?

Gabriel Chevallier pour l’injustice dont a souffert son sublime roman La peur qui n’a jamais été reconnu comme le chef d’œuvre qu’il était.

 

- Ecrire en écoutant une musique. Laquelle ?

Bach par Glenn Gould et les suites françaises par Andras Schiff.

 

- Votre passion un peu honteuse ?

Ma passion pour les vins, les fromages et les abats, bref pour tout ce que la diététique moderne nous interdit formellement. Une passion rabelaisienne et excessive qui me rapproche indubitablement de Gérard Depardieu.

 

- Le livre que vous auriez aimé écrire ?

Le Seigneur des anneaux pour son côté créateur de mondes.

 

- Le livre que vous offririez à un inconnu ?

Le livre que j’ai le plus offert a été L’Usage du Monde de Nicolas Bouvier. Un des plus beaux récits de voyage qu’il m’ait été donné de lire.

 

- La première mesure du Président Tourville ?

 

Mettre le paquet sur l’éducation notamment en revalorisant le merveilleux métier d’enseignant qui n’attire plus grand monde. 

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