Interview d'Etienne Klein (Matière à contredire aux Editions de l'Observatoire) : "Einstein me manque"

Etienne Klein, célèbre physicien et philosophe des sciences français, revient en librairie avec Matière à contredire publié aux Editions de l'Observatoire
Etienne Klein, célèbre physicien et philosophe des sciences français, revient en librairie avec Matière à contredire publié aux Editions de l'Observatoire

 

C'est l'un des physiciens français les plus connus dans l'Hexagone et à travers le monde. Etienne Klein nous a fait le plaisir de répondre aux questions de Lettres it be pour en savoir plus sur son approche des sciences et de la philosophie, son approche sur notre monde et tout ce qui se joue sous nos yeux.

 

Bonjour et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique mais indispensable : qui êtes-vous Etienne Klein ? Que faisiez-vous avant de vous lancer dans l’écriture dès 1991 avec Conservations avec le Sphinx ?

 

Je travaillais comme physicien au Commissariat à l’Energie Atomique, j’enseignais la physique quantique à l’Ecole Centrale et je lisais beaucoup.

 

 

Vous êtes l’auteur d’un très grand nombre d’ouvrages, généralement tournés vers la physique, votre grande spécialité, mais aussi plus largement sur toute la philosophie des sciences. Pouvez-vous nous dire quelques mots pour les personnes qui ne vous connaîtraient pas encore et qui souhaiteraient en apprendre davantage sur l’étendue de vos travaux et les thématiques qui vous passionnent livre après livre ?

 

Avec le recul, je dirais que ce qui m’intéresse, c’est le lien qu’il y a – ou qu’il n’y a pas – entre physique et langage. Comme l’avait déjà noté Lavoisier, pour être bien dite, la science, lorsqu’elle progresse, réclame que le langage lui-même soit perfectionné : « On ne peut perfectionner le langage sans perfectionner la science, ni la science sans le langage, et quelque certains que fussent les faits, quelque justes que fussent les idées qu’ils auraient fait naître, ils ne transmettraient encore que des impressions fausses, si nous n’avions pas des expressions exactes pour les rendre[1]. » 

 

Ces propos demeurent d’une grande justesse. Il y a en effet une lenteur de la langue, qui n'est pas sans effet sur la façon de véhiculer les messages en provenance de la physique.

 

Les théories physiques apparaissent comme des systèmes où se donnent mutuellement sens, en un formalisme cohérent, des concepts invariablement appelés « temps », « espace », « vide », « matière », « énergie ». Toutes ne sont pas compatibles entre elles, au sens où les écritures du monde qu’elles proposent ne peuvent toujours être traduites l’une dans l’autre. Ce désaccord formel et conceptuel, par exemple entre la physique quantique et la relativité générale, maintient une certaine  ambivalence derrière ce que nous mettons derrière les mots en question. Alors, en gros, je tente de clarifier les choses : en définitive, de quelles sortes de réalités le vide, l’espace, la matière et l’énergie procède-t-ils ? Comment ces réalités s’agencent-elles ? Quels sont leurs liens ? Par quoi interagissent-elles les unes avec les autres ?

 

[1] Antoine-Laurent de Lavoisier, Traité de chimie élémentaire, 1789.


On vous connaît également comme homme de médias, essentiellement à la radio. Qu’est-ce qui vous pousse à devenir un passeur de connaissances, à partager le savoir dans vos livres, dans les médias et ailleurs ?

 

C’est tout simple : je suis admiratif du « génie des génies », qui est chaque fois singulier, différent dans chaque cas. Par exemple, le génie d’Einstein n’est pas de même nature que celui de Majorana. J’essaie d’abord de comprendre en quoi il consiste, pour chacun des cas, puis ensuite d’expliquer les idées que cela a engendrées. Car il me semble que la vie des idées, notamment des idées de science, ne rayonne pas assez dans la société contemporaine. Alors, pour elles, j’essaie de faire un peu « antenne », à ma façon : je capte et je réémets.

 

 

Vous revenez avec Matière à contredire : Essai de philo-physique. Cette fois, vous faites le pari de mettre en évidence les différentes relations pouvant exister entre philosophie et physique. Comment est né ce livre ? Comment cette idée d’établir un jeu de miroir entre deux domaines que l’on pense pourtant opposés vous est parvenue ?

 

C’est la question du temps qui m’y a conduit. Les philosophes parlent du temps, les physiciens aussi. Parlent-ils de la même chose ? Si la réponse est non, pourquoi est-ce le même mot ? Si la réponse est oui, disent-ils les mêmes choses de cet objet commun ? S’ils ne disent pas les mêmes choses, qui écouter ?

 

Mais pour être bien mené, le rapprochement, au moins en certains endroits, de la physique et de la philosophie suppose d’abord d’abandonner certains poncifs et autres clichés simplistes ou méprisants : non, la philosophie ne se réduit pas à des vapeurs qui montent à la tête, ni ne constitue un simple galimatias sans assise véritable ; et non, la physique n’est pas une friche morte où pâtureraient des équations sans âme que viendraient régulièrement défier des expériences de plus en plus difficiles à comprendre. Nous devrions plutôt les envisager comme deux fort belles femmes, très différentes l’une de l’autre mais amoureuses du même homme, et ayant pour cette raison, une fois les réticences surmontées, des choses intéressantes à se dire. Même si leurs langues sont différentes, même si les rapports de cet homme avec chacune d’elles sont si dissemblables qu’elles peuvent avoir l’impression qu’il ne s’agit pas de la même personne, il leur reste la possibilité de dialoguer.

 

 

Dans votre livre, vous tenez par la main votre lecteur en l’amenant en-dehors de certains sentiers battus mais on a l’impression d’être en présence d’un autre guide : Albert Einstein. En effet, les références à son encontre sont nombreuses et parsèment votre ouvrage. Une véritable passion ?

 

Oui, en effet. Une véritable passion. Einstein me manque. J’ai l’impression que son humanité, sa simplicité, son humilité et surtout sa voix nous font défaut. Personne ne parle comme lui aujourd'hui, avec la même portée.

 

Découvrez la chronique Lettres it be pour Matière à contredire, le nouveau livre d'Etienne Klein publié aux Editions de l'Observatoire
Découvrez la chronique Lettres it be pour Matière à contredire, le nouveau livre d'Etienne Klein publié aux Editions de l'Observatoire

On connaît aussi votre passion pour les paradoxes et pour les anagrammes, sur lesquels vous avez d’ailleurs écrit un livre avec le pianiste Jacques Perry-Salkow. Matière à contredire n’échappe pas à la règle de cette passion et vous vous amusez à renverser et mettre en mouvement certaines théories, certaines idées qui ont traversé le temps. Finalement, est-ce que nos connaissances ne sont pas faites pour être mobiles, en permanence mises sens dessus dessous ?

 

Il existe des connaissances solides, qui ne seront jamais remises en cause. Mais les idées neuves, elles, ont en effet besoin de paradoxes pour surgir.

 

De façon générale, une aventure humaine, ça ne surgit pas du néant : ça exige des conditions de possibilité. On raconte par exemple qu’Honoré de Balzac avait besoin de duchesses pour écrire. Le Tour de France réclame, lui, de vaillants grimpeurs aux cuisses acérées pour s’élever jusqu’au mythe. La même chose vaut pour la pensée : qu’elle soit scientifique, philosophique ou un mélange des deux, elle a besoin, elle aussi, que certaines conditions de possibilité soient réunies. Pour s’arracher à ses routines, elle a besoin de se frotter au bizarre, au bancal, au déroutant, au paradoxal, faute de quoi elle se figerait en un cercle. Un cercle vicieux même, car rien ne viendrait plus perturber sa monotone trajectoire ni ses allures de rengaine.

 

C’est pourquoi, pour qui pense, toute rencontre avec l’étrange a des parfums d’aubaine : elle l’oblige à penser plus haut ou autrement, à dépasser ses idées reçues, à oser des explications audacieuses, à inventer des concepts inédits.  La distillation du bizarre, voilà ce qui enclenche et nourrit vraiment la pensée. C’est une sorte de tactique que le réel a choisie pour attirer notre attention et nous aiguiller vers certaines vérités cachées.

Sans paradoxe, la pensée s’éteint. Avec, elle prend feu.

 

 

 

Le vide des raisonnements, la vitesse de circulation des informations, la masse de l’opinion publique … Les réseaux sociaux incarnent finalement un espace virtuel où la physique semble régner en maître. Quel est votre regard sur cet aspect majeur de nos sociétés modernes ? Une menace pour la connaissance avec ce règne de l’instantanéité ?

 

 

Georges Clémenceau fit remarquer un jour qu’un discours de Jaurès se reconnaissait à ce que tous ses verbes étaient au futur. Mais Jaurès est mort, assassiné, et peut-être avec lui une certaine façon de conjuguer les verbes. Aujourd’hui, lorsque nous lisons les journaux, les pages web, ou que nous regardons la télévision, nous constatons qu’on ne nous parle que du présent. Comme si le futur s’était absenté. Comme si l’urgence avait partout répudié l’avenir comme promesse. Déconnecté du présent, le monde de demain est comme laissé en jachère intellectuelle et en déshérence libidinale. Or, ainsi qu’on avait pu le dire de la nature elle-même, le futur a horreur du vide. Il se laisse donc investir par toutes sortes de hantises. Victime de notre vacuité projective autant que de notre sevrage prophétique, il est devenu très difficile à envisager, à dévisager.

 

Pour au moins deux raisons. La première est que nous sommes orphelins des philosophies de l’histoire (ce qui n’est pas en soi une mauvaise nouvelle), ainsi que Régis Debray est parvenu à le dire en une phrase : « Les prémodernes regardaient par-dessus leur épaule un âge d’or inventé mais perdu. Les modernes regardaient devant eux, vers un soleil en souffrance. Nous, post-modernes, nous courons sur un tapis roulant les yeux bandés, après le scoop du jour[1] ».

 

Le scoop du jour… Ce qui amène à la seconde raison, qui tient à ce que nous sommes piégés dans un flux qui nous submerge : ensevelis sous les informations, de toutes natures, nous ne parvenons plus à lire l’avenir dans le présent, à penser ce qui va survenir en prolongement de ce qui est. Enfermés dans l’absorption du hic et nunc, nous avons perdu les moyens de discerner quel paysage général est aujourd’hui en train d’émerger. Du coup, nous tâtonnons, presque en aveugles.

 

Qu’est-ce qui se construit ? Qu’est-ce qui se détruit ? Nous l’ignorons pour une grande part, mais c’est paradoxalement parce que nous avons compris quelque chose : par des boucles nouvelles et inattendues, nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Or, comment savoir ce qui va se passer si ce qui va se passer dépend en partie de ce que nous allons faire ? Nous sommes désormais conscients que nous grignotons le fruit – de taille finie - qui nous porte de plus en plus avidement, mais nous ne savons pas comment enrayer cette mauvaise tendance. Alors, nous pressentons que cet avenir-même que nous sommes en train d’anticiper par nos actions et nos choix pourrait se révéler radicalement autre, et au fond de nous-mêmes, nous le craignons.

 

 

On apprenait avec regret il y a quelques jours la disparition de Stephen Hawking, l’immense physicien et cosmologiste britannique. Que retiendrez-vous de ce grand personnage des sciences modernes ?

 

Stephen Hawking est mort le 14 mars 2018. Atteint de la maladie de Charcot, il avait été condamné par les médecins, dès l’âge de 20 ans, à rapidement rejoindre la « vallée du néant ». Soucieux de les contredire, il aura finalement vécu jusqu’à 76 ans, tout comme Albert Einstein.

 

Homme d’un courage extrême, il avait aussi un humour qui pouvait être ravageur. J’eus la chance de pouvoir le rencontrer en juillet 2008 à Ajaccio, en compagnie du physicien théoricien Jean Iliopoulos, à l’occasion des rencontres « Science et humanisme ». Le voyant pour la première fois, je fus d’emblée frappé par la gravité de son handicap. Assis dans son fauteuil roulant, tout recroquevillé par je ne sais quel champ gravitationnel, il semblait presque inconscient. Jusqu’à ce que je croise son regard : quelle vie à l’intérieur ! Quel rayonnement ! Nous pûmes lui poser plusieurs questions, auxquelles il répondait en actionnant l’une de ses paupières, ce qui lui permettait de sélectionner certains des mots qui défilaient sur l’écran de son ordinateur, après quoi son synthétiseur vocal faisait entendre sa réponse. Mais au bout de quelques minutes, son handicap nous sembla s’être relativisé, voire évaporé, comme si notre conversation avait permis que nous transpercions les apparences, que nous accédions directement à ce que son corps déformé nous avait d’abord masqué. À notre grande surprise, il nous dit qu’il ne pensait pas que le LHC, le grand collisionneur de protons du CERN installé à Genève, permettrait de détecter le boson de Higgs, ce qui pourtant fut le cas en juillet 2012. La réponse à notre dernière question étant plus longue à venir que les autres, nous crûmes qu’elle devait être plus complexe. Mais elle tomba, synthétique et nette : « I don’t understand your question ! ».

 

 

A ce titre, pensez-vous qu’il existe un certain désamour contemporain pour les sciences, peut-être dû à une complexité qui rebute et à une incompréhension de l’importance des sciences dans nos vies ? Comment intéresser le grand public aujourd’hui avec le boson de Higgs par exemple ?

 

La science est la première victime d’une « crise de la patience » qui se généralise. Raconté en trois phrases, le boson de Higgs, ce n’est pas très intéressant. Mais si on entre dans la vraie histoire, dans l’aventure même, c’est à tomber de sa chaise…

 

Mais ce qui m’inquiète plutôt, c’est que notre société se montre ainsi de plus en plus hésitante à définir les normes du vrai : nous imaginons de plus en plus que la ligne de démarcation entre le faux et le vrai pourrait être poreuse. Il y a comme un « amollissement » des notions de vérité et d’objectivité : les théories tenues pour « vraies » ou « fausses » ne le seraient pas en raison de leur adéquation ou inadéquation avec des faits ou des données expérimentales, mais seulement en vertu d’intérêts partisans ou purement sociologiques… Il faudrait en somme considérer que toutes nos connaissances sont conventionnelles ou artificielles, et gommer l’idée qu’elles pouvaient avoir le moindre lien avec la réalité. « La science, c’est le doute », entend-on souvent dire, en même temps que se déploient toutes sortes de stratagèmes intellectuels, à commencer par l’invocation du soi-disant « bon sens », qui visent à nous convaincre de ne pas croire ce que nous savons.

 

Cela s’explique sans doute par le fait que notre société se trouve parcourue par deux courants de pensée à la fois contradictoires et associés qui ont été analysés par le philosophe Bernard Williams dans son livre Vérité et véracité (Gallimard, 2006). D’une part, il existe un attachement intense à la véracité et à la transparence, un souci de ne pas se laisser tromper. Cette situation conduit à une attitude de défiance généralisée, à une détermination à crever les apparences pour détecter d’éventuelles motivations cachées. Mais, d’autre part, à côté de ce désir de véracité, de ce refus d’être dupe, il existe une défiance tout aussi grande à l’égard de la vérité elle-même : la vérité existe-t-elle, se demande-t-on ? Si oui, peut-elle être autrement que relative, subjective, culturelle, contextuelle ? La chose étonnante est que ces deux attitudes, l’attachement à la véracité et la suspicion à l’égard de la vérité, qui devraient s’exclure mutuellement, se révèlent en pratique parfaitement compatibles. Elles sont même mécaniquement liées, puisque le désir de véracité suffit à enclencher un processus critique qui vient ensuite fragiliser l’assurance qu’il y aurait des vérités sûres.

 

Il y a là – chacun le voit bien - un phénomène dynamiquement très efficace qui conteste et fragilise le crédit des scientifiques, en même temps qu’il universalise la suspicion à l’endroit de toutes les formes de pouvoir, notamment institutionnelles.

 

 

Déjà une idée pour votre prochain livre ?

 

Oui, il est quasiment terminé. Il parlera du vide. Son titre est Néant Vide Rien, Essai sur ce qui est sans être.

 

[1] Régis Debray, L’Angle mort, Les éditions du Cerf, Paris, 2018, p. 63. 


Questions bonus

Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Etienne Klein l’homme et Etienne Klein l’auteur :

 

 

Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?

La Critique de la raison pure. Car pour entrer pleinement dans ses méandres, il faut du temps.

 

Le film que vous pourriez regarder tous les jours ?

Le Jour le plus long. C’est le premier film que j’ai vu sur grand écran, dans la salle paroissiale de la petite ville où j’habitais.

 

Le livre que vous aimez en secret ?

?

 

L’auteur avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?

Michel Houellebecq.

 

L’auteur que vous n’auriez pas aimé être ?

Tout auteur qui s’est suicidé, par exemple Gérard de Nerval ou Paul Celan.

 

Vous ne devez écouter plus qu’une seule musique. Laquelle ?

Les Rolling Stones. C’est d’ailleurs ce que je fais déjà.

 

Votre passion un peu honteuse ?

Les Rolling Stones…

 

Le livre que vous auriez aimé écrire ?

La Formation de l’Esprit scientifique, de Gaston Bachelard.

 

Le livre que vous offririez à une inconnue ?

La Force majeure, de Clément Rosset

 

La première mesure du Président Klein ?

 

Il faudrait un miracle pour que je devienne président. Si cette improbable hypothèse se réalisait, je publierais aussitôt un décret selon lequel « finalement, rien n’est impossible ».  

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