Interview de Justine Bo ("Si nous ne brûlons pas" publié aux Editions des Équateurs) : "Je ne pourrais pas concevoir l’écriture sans cette recherche stylistique"

Si nous ne brûlons pas est le dernier roman de Justine Bo publié aux Editions des Equateurs
Si nous ne brûlons pas est le dernier roman de Justine Bo publié aux Editions des Equateurs

Alors que Lettres it be vous parlait il y a peu de temps du dernier roman de Justine Bo, Si nous ne brûlons pas publié aux Editions des Équateurs, nous en avons profité pour aller poser quelques questions à l'auteure et en savoir plus sur son oeuvre qui ne fait que débuter.

Bonjour et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique mais indispensable : qui êtes-vous Justine Bo ? Que faisiez-vous avant de vous tourner vers l’écriture ?

 

Je suis un être humain, je vis sur la planète Terre, mon prénom vient de Sade et mon nom de famille est le plus simple à épeler, même ivre ! Avant l’écriture, je n’ai pas fait grand chose. Des études en sciences politiques et en cinéma documentaire.

 

 

Vous avez déjà publié plusieurs romans plutôt remarqués par la critique et les lecteurs, d’abord Fils de Sham en 2013 puis Le type qui voulait arrêter de mourir en 2016. Comment vivez-vous la parution d’un nouvel ouvrage ?

 

Avec distance et terreur.

 

 

Dans votre dernier livre, Si nous ne brûlons pas, vous renouez avec un thème qui semble être l’un de vos fétiches : le voyage. Vous faites voyager le lecteur à travers de nombreux pays, de nombreuses villes. Pourquoi cet intérêt pour le voyage et l’ailleurs ?

 

 

La réponse tient en un mot : le mouvement. C’est cela qui m’intéresse profondément dans le voyage. J’entends d’ailleurs « voyage » au sens large : sortir de soi-même. Il peut s’agir d’un tour du monde comme d’un déplacement minime - une altération du corps, une sensation de désincarnation… Le fait de se mouvoir induit une modification des perceptions. Une versatilité du point de vue. C’est cette instabilité qui motive mon écriture. Dans ce dernier livre, j’évoque la maladie dont je suis atteinte depuis quelques années : l’obsession de l’étymologie. Pour répondre à cette question, je me suis ruée sur l’origine du mot « voyage ». Il est issu du latin « via », « voie ». Alors, bien sûr, j’entends « voix » !


Inévitablement, la question se pose de savoir quelle part de Justine Bo peut-on retrouver dans votre dernier livre ? Autobiographie, autofiction, roman pur et simple ?

 

Roman. Roman. Roman. Ou plutôt : littérature. Je ne crois ni à l’autobiographie ni à l’autofiction, parce que ces mots ne résonnent pas en moi : ils feraient allusion à des faits, des événements, des choses supposément intervenues dans le « réel ». Or, aucune de ces questions n’intervient dans mon travail d’écriture. Certains lecteurs ou critiques ont souligné le lien ténu qui existerait entre la trajectoire du personnage et la mienne ; je comprends très bien la nécessité d’opérer un rapprochement pour contextualiser, expliquer, éclairer. Mais le seul fil qui me guide est celui de l’écriture, qui pour moi s’apparente au travail d’un sculpteur. On amasse une matière. On la malaxe. On la tort, on la découpe, on l’altère, on la déforme, on la reforme, et qu’elle devienne un visage que l’on qualifierait de « réaliste » ou une figure abstraite, cela n’a pas d’importance.

 

 

Difficile non plus de ne pas être frappé à la lecture de votre livre par l’écho qu’il fait à l’actualité la plus récente. Cette jeunesse qui gronde, qui rêve d’ailleurs et s’adonner parfois aux pires tourments. La dimension sociale du roman est-elle importante pour vous ou n’est-ce ici que l’exposition de votre ressenti personnel ?

 

La dimension politique - au sens originel, donc large - est essentielle. C’est aussi pour cela que le « nous » du titre m’importe tant. Il ne s’agit pas d’énoncer un discours, mais d’évoquer les grandes « humeurs » qui me traversent et qui, sans doute, résonnent avec celles d’un collectif. Je ne sais si l’on peut parler de « génération » ou d’ « époque » ; je crois que c’est à la fois plus précis et plus universel que cela : je tente d’évoquer le fait de ne jamais se sentir à sa place, d’avoir le sentiment d’appartenir à une périphérie, d’être pris dans des mécanismes déguisés en choix individuels… Ce n’est pas propre à notre temps, mais cela prend des formes que chacun de nous peut identifier.

 

 

A ce titre, l’un des reproches que l’on pourrait faire à votre livre se situe dans le champ des possibles qui est offert à la narratrice. Elle a envie d’ailleurs et elle peut aller ailleurs, même si, comme vous le dites à plusieurs reprises, elle n’est pas non plus issue des classes sociales les plus hautes. Mais quid de ces jeunes qui veulent l’ailleurs mais ne peuvent se l’offrir et sont dans l’obligation de se cantonner là où ils sont. Est-ce une dimension qui pourrait vous intéresser pour vos prochains livres ?

 

 

Vous avez absolument raison. La narratrice - comme moi - est privilégiée à de nombreux points de vue. Elle est blanche, a les moyens - relatifs mais existants - de faire des études, et peut choisir des voies professionnelles extrêmement stimulantes. Mais le livre, comme la réalité, est plus nuancé… Il ne s’agit pas, d’ailleurs, de dire qu’elle ne peut pas concrètement partir, mais d’expliquer comment elle s’empêche elle-même de le faire. C’est la dimension d’autocensure liée au conditionnement. Dans la dernière partie cependant, elle est clairement mise face à ses privilèges ; le privilège « racial », notamment, que l’on évoque encore à voix - trop - basse en France, et qui est sans doute plus verbalisé aux États-Unis. J’ai très envie, évidemment, d’explorer cette question. Mais je ne me sens pas légitime pour le faire, aujourd’hui, d’un autre point de vue que celui dont je jouis aujourd’hui dans notre société : me mettre dans la peau d’une femme noire en France par exemple, exposée à un racisme dont je n’ai jamais connu ni la violence ni l’étendue ; me glisser dans les pompes d’un jeune garçon tout juste arrivé de Syrie par bateau, je pense que ce serait indécent. Il faut que tous ceux que l’on tend à invisibiliser puissent faire entendre leur voix, mais ce n’est pas à moi de me l’approprier, et encore moins de la « faire exister » : ce serait déplacé et contre-productif. Tout ce que je peux faire, c’est apporter la mienne au concert de ceux qui refusent la réduction des êtres à leur classe, leur sexe, leur race, etc. Et parler de ceux qui racontent des violences que moi, je ne connais pas. Cf. James Baldwin, Toni Morrison, Forough Farrokhzad, Taiye Selasi…

Découvrez la chronique Lettres it be pour Si nous ne brûlons pas de Justine Bo
Découvrez la chronique Lettres it be pour Si nous ne brûlons pas de Justine Bo

On retrouve dans votre livre plusieurs originalités : l’importance que vous attachez à l’étymologie de certains termes, le placement géographique des endroits que vous citez etc. Comment vous sont venues ces petites trouvailles ?

 

Je parle de l’étymologie comme d’un mal ; ce n’est pas une figure de style, c’est une véritable obsession qui creuse ma méfiance des mots au point de ne pas savoir m’en servir si je ne sais pas d’où ils viennent. C’est terrifiant. Politiquement, c’est dangereux. Mais bref, c’est aussi extrêmement intéressant dans le cadre d’un travail d’écriture. La transcription des coordonnées géographiques est une idée relativement ancienne, que j’avais exploré dans différents textes « intermédiaires », et qui s’est imposée dans celui-ci comme la parfaite matérialisation de l’errance. J’aime énormément le travail visuel du texte. Sa mise en page. Sa physicalité. La poésie que l’on peut puiser ailleurs que dans l’agencement des mots. Je ne pourrais pas concevoir l’écriture sans cette recherche stylistique. Et puis, elles introduisent des ruptures qui sont essentielles au propos même du livre.

 

 

Une idée pour votre prochain livre ?

 

 

L’idée, si elle existe, navigue encore quelque part dans les limbes de mon cerveau. Si vous la croisez n’hésitez pas à me faire signe !


Questions bonus

 

Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Justine Bo la femme et Justine Bo l’auteure :

 

Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?

La Peste de Camus, pour se réjouir d’être seul.

 

Le livre que vous aimez en secret ?

 

Un(e) auteur(e) qui mériterait d’être plus connu(e) ?

Paul Nizan, qui semble avoir été un peu oublié…

 

L’auteur(e) avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?

Il y en a tellement. Disons une tournée des bars avec - l’ordre correspondant au degré d’ivresse - Virginie Despentes, Michel Houellebecq, Albert Camus, Louise Bourgeois, Antonin Artaud, Luis Buñuel… (Les morts viennent avec l’alcool).

 

L’auteur(e) que vous n’auriez pas aimé être ?

Les types qui ont écrit l’Ancien Testament.

 

Un livre dont vous ne comprenez pas l’impopularité ?

Dernièrement, Soumission de Houellebecq.

 

Votre passion un peu honteuse ?

Il y en a beaucoup trop.

 

Le livre que vous auriez aimé écrire ?

La possibilité d’une île de Michel Houellebecq.

 

Le livre que vous offririez à un inconnu ?

The Way Through Doors de Jessie Ball

 

La première mesure de la Présidente Bo ?

Une abolition de la présidence ?

 

Ecrire : tard la nuit ou tôt le matin ?

 

Tôt la nuit et tard le matin.

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