C'est une chose suffisamment rare du côté des éditions Slatkine & Cie pour être soulignée : l'entrée dans leur catalogue d'un essai. Et quel essai ! Laurent Gayard propose en effet le détonnant Darknet, GAFA, Bitcoin : L'anonymat est un choix. Lettres it be est allé discuter avec cet enseignant et docteur en Etudes politiques de l’EHESS pour en savoir un peu plus sur son ouvrage et toutes les bonnes raisons qui ont pu le mener à se lancer dans l'écriture d'un ouvrage foisonnant et hautement important, pour chacun d'entre nous.
Bonjour et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique mais indispensable : qui êtes-vous Laurent Gayard ? Que faisiez-vous avant de vous lancer dans l’écriture ?
Bonjour et merci également à vous de me proposer cet entretien. Je suis enseignant et docteur en Etudes politiques de l’EHESS. J’ai écrit sur un certain nombre de sujets, sur le Xinjiang et le désert du Taklamakan par exemple, où j’ai eu l’occasion de me rendre avec le photographe Dominique Laugé (ce qui a abouti à un livre publié aux éditions Johan&Lévi en France et en Italie). Darknet, GAFA, Bitcoin : L’anonymat est un choix est le deuxième ouvrage que je publie sur les sujets relatifs aux darknets et à la question du numérique mais je continue à enseigner parallèlement au lycée et à l’université et j’écris aussi de temps à autre dans différentes revues - la Revue des Deux Mondes, la revue Phébé (éditée par Le point) ou Conflits, pour ne citer qu’elles…- sur des sujets dont j’ai traité également dans mes ouvrages.
Vous arrivez en librairie avec Darknet, GAFA, Bitcoin : L’anonymat est un choix publié chez Slatkine & Cie. Qu’est-ce qui a pu vous pousser à proposer, en quelque sorte, un manuel de connaissances sur Internet et ses dérives, à l’usage de tous ?
Avant tout mon expérience personnelle en tant qu’utilisateur d’Internet depuis les années 90, ce qui m’a permis de connaître cette période d’ébullition et de transition importante pour Internet entourant la première crise du NASDAQ et marquée également par l’arrivée de Napster, de BitTorrent, du mp3, qui ont contribué à largement faire évoluer l’industrie culturelle et suscité à l’époque d’innombrables débats. C’est à peu près à ce moment aussi, au début des années 2000, que je suis tombé sur Freenet et que j'ai découvert ce qu’était un darknet, c’est-à dire un véritable réseau parallèle et disons “caché”, pour employer un terme commode, intégré à la structure immense de ce “réseau des réseaux” que constitue Internet, mais nécessitant l’installation d’un logiciel spécifique pour pouvoir accéder aux sites et pages qui y trouvent asile. Un peu plus tard, j’ai découvert l’existence de Tor, puis d’I2P et, plus récemment, de Zeronet. Ces réseaux qui mettent en œuvre des technologies P2P (peer-to-peer) et des protocoles de chiffrement des flux de données pour garantir l’anonymat de leurs utilisateurs ont très mauvaise presse et une sinistre réputation liée aux activités illégales qu’ils peuvent aussi abriter et j’insiste bien sur le “aussi” parce que les darknets ne se réduisent pas à cette légende noire. Néanmoins, venant des études politiques, j'ai été immédiatement intéressé par les questions liées à l’émergence de ces réseaux, relatives à la question de la préservation de l’intimité et des données personnelles par la valorisation de l’anonymat ou au modèle de gouvernance d’Internet. Les activités qui peuvent trouver asile sur un espace transnational et dans des zones de non-droit numérique comme les darknets posent aussi la question de la compétence des autorités et de la souveraineté des états. J'ai aussi trouvé passionnant tout le contexte historique qui entoure l’essor de la cryptographie et des réseaux parallèles. Les mouvements cryptoanarchistes et “cypherpunks” des années 90, la “Déclaration d’indépendance du cyberespace” de John Perry Barlow, tout ceci se rattache à un imaginaire et à une culture fascinante qui est celle des romans de William Gibson, du mouvement cyberpunk. Et puis enfin, il y a les cryptomonnaies, comme le Bitcoin (pas vraiment “crypto” d’ailleurs), qui ont commencé à être utilisées d’abord sur des réseaux tels que Tor. Tout ceci m'a donné d’excellentes raisons de m’intéresser au sujet au point de vouloir en faire un livre.
Vous faîtes le point sur une situation plus que jamais brûlante, au sujet de la transparence sur Internet et de la collecte de nos données personnelles. Pensez-vous que cette situation puisse un jour trouver une issue favorable (et laquelle ?) ou bien qu’elle soit infinie, de sorte qu'il existe toujours une faille permettant l’exploitation négative du système par des entreprises ou des personnes ?
C’est en effet une question très problématique et qui l’est de plus en plus. Pour résumer, disons que les données personnelles de tout un chacun sont aisément accessibles par n’importe quel site. Il existe même quelques outils qui permettent d’en prendre rapidement conscience, en allant sur https://whoer.net/fr, ou anonymat.org, cela peut donner une petite idée de ce que n’importe quel site Internet peut collecter comme données d’utilisateurs : géolocalisation, adresse IP, système d’exploitation, logiciels installés sur l’ordinateur, sites visités précédemment... Il est même possible de tracer les mouvements de la souris, ce que Facebook ne se prive pas de faire par exemple pour affiner des études de marchés qui ressemblent plus à des études de comportement très poussées. On peut distinguer trois types d’acteurs qui peuvent collecter et faire usage de ces données : les Etats, les sites Internet et les entreprises qui les gèrent, et les particuliers qui peuvent être tentés de collecter ces données pour en faire différents usages. Les Etats peuvent mettre en avant des questions de sécurité pour justifier la collecte et l’analyse de données, les entreprises qui utilisent ces données le feront majoritairement à des fins commerciales. Quant aux particuliers, ils peuvent s’adonner à cette collecte pour des usages variables et pas forcément avec les meilleures intentions. Je ne parle même pas ici du piratage de données pur et simple auquel particuliers et entreprises sont exposés mais de la collecte des “métadonnées” (adresse IP, sites visités, temps de connexion...etc) qui permettent déjà de savoir et de faire beaucoup de choses. L’issue n’est pas facile à trouver dans un monde où 350 ou 400 millions de smartphones sont écoulés en moyenne chaque année et où l’on compte près de 4 milliards d’utilisateurs quotidiens d’Internet.
Il y a une idée dans votre livre qui a particulièrement retenu mon attention : concernant le Darknet, vous parlez d’une zone de « non-droit » au sujet des activités de ventes d’armes, de drogues etc. Finalement, le véritablement problème du Darknet n’est-il pas d’être une zone de « trop de droit(s) », où l’on s’affranchit largement des coercitions du « vrai monde » ?
C’est ce qu’ont tendance à penser beaucoup de responsables en charge des problèmes de cybersécurité ! Les réseaux comme Freenet, Tor ou I2P donnent une licence appréciable à leurs utilisateurs, et dès lors ceux-ci peuvent se sentir protégés par l’anonymat prodigué sur ces réseaux. En effet, les règles qui ont cours dans la société placée sous le régime d’un Etat de droit n’ont plus cours sur les darknets, peuvent penser certaines personnes ou certains groupes. C’est le problème classique posé par la criminalité : les malfaiteurs se cachent et la police cherche à les découvrir et en matière de piratage informatique ou de trafic de drogue, le Darknet complique la vie des seconds. Néanmoins, pour ce qui est de s’affranchir des contraintes de la réalité quotidienne, le Darknet permet aussi d'expérimenter la liberté apportée par l’anonymat. Il n’y a - heureusement - pas que des criminels ou des pédopornographes sur ce type de réseau mais aussi des forums, des blogs, des sites littéraires comme le vôtre et toutes sortes de choses que l’on retrouve sur le “clear web” mais sans une contrainte essentielle apportée par l’Internet 2.0 : celle de l’identité. Sur un réseau comme Tor ou Freenet, la règle numéro 1 est de ne donner aucun élément, dans une discussion par exemple, qui permette à qui que ce soit de connaître votre identité. Ce qui est valorisé avant tout, c’est l’anonymat complet, pas forcément pour protéger des activités criminelles mais parce qu’il s’agit de l’économie de fonctionnement, de l’essence même de ces réseaux : on n’existe uniquement à travers un avatar, il est presque hors de question - même si cela peut être le cas pour certains sites dont les propriétaires sont “transparents” - de révéler sa véritable identité. Cela alimente chez les utilisateurs le fantasme d’entrer dans un univers différent, dans lequel vous pouvez interagir en devenant quelqu’un d’autre, ce que le web classique ne semble plus en mesure d’offrir actuellement. C'est la sensation que pouvait offrir Internet à ses débuts, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La première contrainte dont les darknets prétendent affranchir leurs utilisateurs, c'est donc le fait d’être reconnu.
Dans cette même idée, peut-on véritablement parler de « droit » dans un monde virtuel bâti sur un tout autre modèle de fonctionnement, volontairement allégé du poids des normes extérieures, si l’on en croit par exemple la déclaration de John Gilmore ?
Ma réponse sera dans la droite ligne de celle que j’apportais à la question précédente. Sans même évoquer les entreprises illégales qui peuvent tirer parti de réseaux anonymes, le Darknet répond à un fantasme que Gilmore a fait vivre avec un certain talent littéraire dans sa déclaration : celui d’un monde virtuel qui serait un refuge, débarrassé d’une bonne partie des contraintes légales et sociales qui s’exercent dans le monde réel. En 96, au moment où Gilmore publie sa déclaration, on pense encore que cela va être le cas avec Internet. Puis le web se normalise en quelque sorte, il devient un marché, une vaste agora qui est aussi au cœur de stratégies commerciales. Les réseaux sociaux et le web 2.0 font leur apparition et le rêve libertaire des gens comme Gilmore est dès lors quelque peu battu en brèche. Les darknets prennent en quelque sorte le relais de ce fantasme qui n’est pas sans rappeler celui qui est aussi lié au mouvement des ZAD dans le monde réel. Il y a d'ailleurs un auteur qui fait largement le lien entre la culture qui sous-tend le mouvement cryptoanarchiste et libertaire en phase avec le développement des darknets et la culture des mouvements ZAD : c’est Hakim Bey, l’auteur de TAZ, Temporary Autonomous Zone.
Pensez-vous que les Etats aient en vérité les moyens de mettre fin à l’existence du Darknet, si cela était si problématique ? Est-ce que le fait de pouvoir s’en servir de temps à autre les aide dans l’idée de conserver ces sombres systèmes ?
Je ne pense pas que les Etats aient complètement les moyens de mettre fin à l’existence du Darknet. D’une part parce qu’il est techniquement très difficile d’intercepter et de “désanonymer”, c’est-à-dire de décrypter, les flux de données circulant sur Tor ou sur Freenet. Quand le célèbre site “Silk Road”, qui commercialisait de la drogue sur le réseau Tor, est tombé, c’est à la suite d’une longue opération d'infiltration du FBI, et non pas en réussissant à décrypter les flux de données pour savoir qui se cachait derrière le site. D’autre part les darknets sont des réseaux complètement décentralisés, Les données des sites hébergés sur le réseau Freenet par exemple sont répliquées et hébergées sous formes hachée et cryptée en petits tronçons sur des milliers d'ordinateurs d'utilisateurs qui jouent le rôle de serveurs temporaires. C’est sans doute le réseau le plus résilient qui existe, si l’on excepte le Bitcoin, dont le principe de décentralisation se rapproche beaucoup de celui de Freenet. Enfin, oui, les Etats se servent des réseaux darknets. Pour les surveiller mais aussi pour les utiliser si l’on en croit ce que Paul Syverson, un des premiers concepteurs de Tor, expliquait à l’un de ses supérieurs dans les années 1990 : si l’armée US veut un espace de communication crypté sur Internet qui soit vraiment efficace, il faut qu’elle se résolve à l’ouvrir à un public plus large pour masquer plus efficacement encore ses propres activités. Il faut préciser que le terrible et médiatisé Tor, dont le développement est aujourd’hui géré par l’Electronic Frontier Foundation, une ONG défendant les libertés sur Internet, dont John Perry Barlow est le cofondateur, a été originellement mis au point...pour le compte de l’armée américaine.
Une question complètement différente : en termes de littérature, et au vu de votre travail, avez-vous une certaine tendresse pour la science-fiction ou est-ce que le fait de connaître les errances actuelles de la technologie etc. vous a éloigné de ce genre ?
J’ai plus qu’une tendresse pour le genre. Les auteurs de SF comme Philip K. Dick, Isaac Asimov, Ray Bradbury, William Gibson ou Bruce Sterling font figure de véritables visionnaires dans leur oeuvre et ont développé des univers fascinants. Chez les Français, Jacques Goimard et Gérard Klein ont fait un remarquable travail avec leurs anthologies (Histoires de machines, de mutants...etc) et puis il y a Maurice G. Dantec, malheureusement décédé récemment, pour qui j’ai une affection particulière avec ses romans tels que La sirène rouge, Les racines du mal ou Babylon Babies. William Gibson a écrit que “la meilleure chose à faire avec la science aujourd'hui, c'est de l'utiliser pour explorer le présent. La Terre est la planète alien d'aujourd'hui.” J’aime l’idée que la SF nous permette d’explorer cette planète (de plus en plus) alien qui est la nôtre.
Déjà une idée pour votre prochain livre ? Un ouvrage dans la continuité de celui-ci ?
Oui, ce sera très certainement un ouvrage dans la continuité de celui-ci et qui reprendra et approfondira certainement les thématiques que j’ai pu y aborder, quelquefois trop rapidement à mon goût et je me suis remis dans ce sens au travail.
Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Laurent Gayard l’homme et Laurent Gayard l’auteur :
Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?
A la recherche du temps perdu
Le film que vous pourriez regarder tous les jours ?
Le jour de la marmotte
Le livre que vous aimez en secret ?
Harry Potter
L’auteur avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?
Michel de Montaigne
L’auteur que vous n’auriez pas aimé être ?
Giodarno Bruno. Je suis un peu douillet.
Vous ne devez écouter plus qu’une seule musique. Laquelle ?
Le Requiem de Fauré
Votre passion un peu honteuse ?
Fallout 3
Le livre que vous auriez aimé écrire ?
A la recherche du temps perdu
Le livre que vous offririez à un inconnu / une inconnue ?
N’importe quel roman de Philip K. Dick
La première mesure du Président Gayard ?
Augmenter le salaire des infirmières et infirmiers et donner un statut convenable aux sages-femmes.
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