Après avoir découvert avec plaisir son album Premiers pas publié chez Atrabile, Lettres it be est allé poser quelques questions à Victor Lejeune pour en savoir plus sur son travail d'auteur et d'artiste.
Bonjour et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique mais indispensable : qui êtes-vous Victor Lejeune ? Que faisiez-vous avant de publier Premiers pas, votre second ouvrage ?
Je me défini comme illustrateur avant d'être auteur de bande dessinée, parce que c’est ma principale activité. Je faisais des illustrations (pour XXI, Libération etc.), des affiches sérigraphiées, des pochettes de disque etc. Et pas mal d’auto-publications, des livres d’illustrations ou de bandes dessinées. Premiers Pas est mon premier ouvrage, dans le sens d’un gros livre, un gros travail, publié. Parce qu’avant j’avais fait une dizaine de petits livres auto-publiés, des participations à des revues ou fanzines, et puis le projet d’accordéon chez Polystyrène. Et avant tout ça, j’étudiais. D’abord la gravure à l’école Il Bisonte de Florence puis l’illustration à St Luc Bruxelles.
Vous avez donc suivi des études brillantes dans plusieurs établissements renommés avant de publier votre premier ouvrage Par le petit bout de la lorgnette en 2016 chez Polystyrène. Quel est le chemin qui vous a ensuite mené à Premiers pas et cette virée pour l’espace ?
Pendant mes études, je cherchais à me créer un univers personnel, un monde qui m’appartiendrais et dans lequel j’aurai toujours plaisir à inventer de nouvelles choses. J’avais commencé des listes de ce qui me plaisait (films, musiques, livres, etc) mais aussi de motifs, thèmes ou symboles qui me parlaient. Et puis un jour c’est apparu comme une évidence : l’espace. J’avais commencé une série de minuscules livres en A6 qui racontaient des histoires de cosmonautes. La seconde devait raconter l’histoire du premier chimpanzé de l’espace, en tout cas le premier revenu vivant. Mais j’ai été pris dans d’autres projets, et c’est resté sur le côté. Jusqu’au jour où je me suis dit qu’il était temps d’aller voir des éditeurs avec un projet sérieux, et celui-ci avait déjà une dizaine de planches réalisées. Et Atrabile était enthousiaste sur ce projet et maintenant c’est publié.
Passons maintenant à votre ouvrage, Premiers pas. Première chose qui interpelle lorsque l’on commence la lecture, vous faîtes le choix du muet. Alors que Blexbolex en faisait de même pour son album plébiscité par la critique Nos vacances, vous vous inscrivez dans une tendance qui revient fort dans le monde du Neuvième Art. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur ce choix ?
Je ne peux pas parler pour les autres. Mais je suppose que Blexbolex est aussi beaucoup dans l’illustration, c’est-à-dire des images qui racontent des choses par elles-mêmes, sans forcément du texte à côté ou dans des bulles.
Deux choses ont motivé mon choix : la première c’est que l’histoire prend le point de vue du singe. Or, il ne parle pas, donc l’histoire est muette. La seconde est que j’ai encore assez peur de l’écriture. Mes parents sont très littéraires, ça a toujours eu un côté sacré pour moi, et donc effrayant, je ne me sens pas à la hauteur. Pourtant je m’y mets un peu plus, et je sais que je peux en sortir des choses intéressantes. Mais ça me semble encore être un domaine à prendre très au sérieux et donc à travailler énormément.
Votre ouvrage retrace donc l’histoire de Ham, le premier chimpanzé à être allé dans l’espace, une sorte de Thomas Pesquet avant l’heure. Comment vous êtes-vous passionné pour cette incroyable histoire ?
Et bien peu après mes études donc, je me suis rendu compte que l’univers des cosmonautes résonnait fort en moi. J’aime les symboles qu’il permet, le fait qu’on tombe très vite dans la métaphysique ou le spirituel. Le singe de l’espace, par exemple, est le parfait symbole de l’histoire de l’humanité, de nos origines sauvages et animales à l’exploration spatiale. J’aime aussi le côté ringard que ça avait, dans le sens où depuis 40 ans et l’homme sur la Lune, ce n’était plus vraiment sexy, alors qu’il s’agit un peu du pinacle de la civilisation. Bon aujourd’hui c’est vachement revenu à la mode.
C’était aussi l’occasion de dessiner plein de nature, des plantes et des forêts. Cette histoire conjuguait donc les deux choses que j’aime le plus dessiner : la Nature et l’exploration spatiale.
Quel a été votre travail de renseignements avant d’attaquer la conception de votre ouvrage ? Avez-vous échangé avec des spécialistes de l’histoire spatiale pour établir votre trame narrative ?
J’aurai bien aimé ! Mais je ne sais pas comment en contacter. Et puis au début du projet j’étais tout seul dans mon coin, sans éditeur pour me donner un peu de crédibilité. J’ai juste avalé des tonnes de documentaires ou d’émissions de radio sur les sujets spatiaux. J’en ai tiré des tas d’histoires, des tas d’idées et d’envies. Et puis quand je me suis concentré sur l’histoire de Ham, j’ai cherché sur le net un maximum d’info, des documentaires etc. J’ai recoupé les données et ça m’a servi de base à l’histoire. Il y avait déjà tout dans les faits pour en tirer une bonne histoire. J’ai d’ailleurs plutôt eu du mal à chercher une voie personnelle, entre le côté « faits réels », qui en soi ne m’intéresse pas trop, et le côté « liberté artistique » que je pouvais en tirer. Ce qui m’a donné du fil à retorde, c’est que je voulais quand même être réaliste dans ma documentation : quel type de fusée, à quoi ressemblait le zoo, ou quelles plantes trouve-t-on dans les forêts du Cameroun. Pour la partie Nasa, c’est très documenté et en accès libre sur internet. Après il fallait juste que je m’autorise à m’écarter des faits et des données récoltées pour permettre à mes images d’avoir du sens au sein du livre et de l’histoire racontée.
D’ailleurs, et pour rebondir sur le clin d’œil fait à Thomas Pesquet précédemment, la BD semble s’être passionnée encore un peu plus pour l’espace ces derniers temps, après le retour sur Terre de l’astronaute français. Qu’est-ce qui fait de l’espace une source d’inspiration sans fond pour les dessinateurs selon vous ? Est-ce comme une frontière infinie entre la fiction et la science-fiction ?
L’espace, la conquête spatiale, l’exploration spatiale, l’astronomie, etc, c’est un réservoir sans fin. C’est à la fois un vide métaphysique et un décor pour plein d’autres sujets. Dans Premiers Pas, je m’en sers pour poser la question de notre rapport aux animaux et à la nature. Un film comme les figures de l’ombre se sert de la conquête spatiale pour parler de la place des femmes et des noirs dans la société des années 60.
Dans tous les cas, c’est un super moyen de regarder l’humanité. On regarde le ciel depuis la Terre ou la Terre depuis le ciel. On regarde vers le ciel, les étoiles, les galaxies et constater notre petitesse dans l’univers. Ou alors on regarde la planète depuis l’espace, comme l’a fait Thomas Pesquet, et se dire « putain c’est beau quand même ». Et visuellement, c’est plein de formes géométriques, qu’on peut agencer avec des éléments naturels aux formes moins définies, je trouve ça beau.
Après en terme narratif, il y a tout de suite des enjeux forts : aller dans l’espace, c’est risquer sa vie. Et souvent pour des raisons qui dépassent complément celui qui fait le voyage. Le cosmonaute, c’est un peu comme si on mettait l’ensemble de l’humanité dans une personne. Et puis, l’espace est potentiellement infini, il est possible de tout y mettre, tout y inventer.
Sur le plan plus technique, vous optez pour des planches entièrement gravées sur celluloïds. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur cette technique, la méthode de réalisation, les raisons de votre choix etc ?
Les raisons sont assez arbitraires. Je suis donc diplômé d’une école de gravure, et un an après je me faisais virer d’un atelier de gravure où je n’ai été qu’une fois, sous prétexte que je ne faisais pas « comme il fallait ». Pourtant jusqu’à présent tous les graveurs que j’avais rencontrés disaient qu’ils ont chacun leur cuisine personnelle, et on échange beaucoup sur les différentes manières de faire, chacun la sienne. Quand je gravais, j’étais complément dans ma bulle. Et qu’un prof vienne me prendre les outils des mains pour m’engueuler, alors que j’étais un professionnel, ça m’a beaucoup affecté. J’ai eu du mal à retourner dans un atelier après ça. J’ai donc cherché des alternatives, des choses que je pouvais faire chez moi. C’est après avoir vu les travaux de Vincent Fortemps que je me suis essayé à la gravure sur rhodoïde.
Il s’agit donc de graver avec une pointe sèche (une pointe de métal) sur une feuille de plastique transparent. J’applique ensuite un pastel gras sur tout le plastique, et j’essuie bien le tout avec un sopalin. Le pastel ne reste que dans les traits gravés. Je peux aussi ajouter quelques effets avec le pastel plus ou moins effacé sur les surfaces non gravées (pour faire la fumée qui s’échappe de la fusée par exemple.) Et il reste toujours un côté sale du pastel sur le plastique, qui me plait bien, qui permet de contrebalancer le côté très propre et fin du trait gravé.
Vous faites également le choix d’un découpage très intéressant où chaque période de la vie de Ham correspond à une période de l’humanité toute entière. Pourquoi ce choix ?
Comme je le disais précédemment, le singe de l’espace est un symbole de toute
l’humanité. C’est une sorte d’oxymore : la nature sauvage (d’où vient l’homme) et l’espace (point « culminant » de la civilisation humaine). J’utilisais déjà ce symbole comme logo pour mes auto-publications. Quand je me suis lancé dans le projet Premiers Pas, ça me semblait logique d’expliciter cette idée en chapitrant le récit des différents époques humaines. Je me suis pas mal questionné pour savoir s’il fallait que j’accentue cela dans mes images, par exemple mettre des colonnes dans la période « Antiquité », ce genre de choses. Mais bon, ça n’avait pas beaucoup de sens de rajouter des colonnes à un marché à viande, à ciel ouvert, dans le Cameroun des années 50. J’ai donc laissé tomber, je me suis concentré sur ce que racontait en priorité le livre : l’histoire de ce singe. Le rapport texte image allait se créer de lui-même.
Déjà une idée pour votre prochain ouvrage ?
A vrai dire, plusieurs. J’ai un projet de livre/objet entamé depuis un moment avec les éditions Polystyrène. J’ai aussi commencé à faire quelque chose des nombreuses histoires accumulées depuis l’époque où Premiers Pas n’était qu’un projet d’auto-publication. Ça deviendra certainement un recueil. Certaines de ces histoires peuvent valoir le coup pour devenir un livre entier. Et des idées qui trottent dans ma tête depuis quelques années, qui vont petit à petit prendre forme tout ça encore sur le thème de l’espace, des livres avec des formes particulières. Et d’autres choses qui ne sont pas des livres, comme des globes terrestres, un jeu de tarot, etc.
Mais dans l’immédiat, je me concentre sur un autre projet de biographie fantasmé. J’ai été contacté par une personne bien implantée dans le milieu de la bande dessinée pour dessiner un de ses scénarios. Je n’en dis pas plus car c’est à peine entamé, et rien n’est signé, j’ai à peine commencé à réfléchir aux images. Ça n’a aucun rapport avec l’espace, mais ça reste très proche de la nature, des animaux.
Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Victor Lejeune l’homme et Victor Lejeune l’artiste :
- Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?
Little Nemo in Slumberland
- Le film que vous pourriez regarder tous les jours ?
Difficile, je ne sais pas si mes films préférés je pourrais les regarder tous les jours. Mad Max Fury Road parce que tous les jours j’y verrai de nouvelles idées dans le sens des images, du montage ou de la mise en scène. Mais je ne peux pas voir un film tous les jours, impossible de s’investir émotionnellement à chaque vision.
- Le livre que vous aimez en secret ?
J’ai beau chercher, fouiller ma bibliothèque, je n’arrive pas à trouver. Quand j’aime, même si c’est nul, j’en suis fier.
- L’artiste avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?
Mike Mignola, Moëbius… Y’en a beaucoup que j’admire. J’adore Rodin par exemple, mais boire une bière avec lui, je ne suis pas sûr de passer un bon moment. Autant le faire avec les copains.
- L’artiste que vous n’auriez pas aimé être ?
Un peu facile : Jeff Koons.
- Dessiner en écoutant une musique. Laquelle ?
J’ai pas mal bossé Premier Pas en écoutant le live the Hypnoflip Invasion de Stupeflip. Ou la mixtape Soul Cool Records du Wu Tang Clan, qui m’a fait découvrir « I got the… » de Labi Siffre, je suis tombé amoureux de cette chanson. Les Beatles, les Pink Floyd, Morcheeba, le Puppetmastaz, Zero7…
Des musiques calmes et douces, ou des musiques qui tabassent, plus souvent qui tabassent d’ailleurs. Ça dépend de l’humeur.
- Votre passion un peu honteuse ?
J’aime les nanards, je regarde presque toutes les adaptations françaises de bande dessinée.
- Le livre que vous auriez aimé dessiner ?
Hortus Sanitatis ou alors Vie et mort du héros triomphante de Frédéric Coché
- Le livre que vous offririez à un inconnu ?
Comix Trip de Benoit Jacques
- La première mesure du Président Lejeune ?
Aucune envie d’être président, mais alors aucune. Je vais donc prêcher pour ma paroisse : un vrai statut pour les artistes, qui leur permettrait de vivre décemment de leur travail, ça serait pas mal.
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