Lettres it be vous parlait il y a quelques temps dans un article des Editions Huit. Une maison québécoise à l'origine de la republication des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline qui ont fait couler tant d'encre en France. Lettres it be est allé interviewer Rémi Ferland, dirigeant des Editions Huit pour obtenir son avis sur ces récentes actualités.
Bonjour et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Vous êtes à la tête des Editions 8, une maison d’édition québécoise. Pouvez-vous nous dire quelques mots sur votre catalogue, votre ligne éditoriale, vos prochaines parutions etc. ?
Les Éditions Huit ont été fondées à Québec en 1990 et un premier titre a paru en 1991, Hôtel Putama du poète québécois Denis Vanier. D’emblée, j’avais établi que les livres se rangeraient en deux collections, les Contemporains et les Anciens, et le programme de publication se développa en ce sens. Après la publication initiale ressortissant à la collection Contemporains, six titres parurent l’année suivante, dont un, Les Incas de Marmontel, ouvrait la seconde collection, celle des Anciens. En tout, le catalogue compte quarante-cinq publications. Une des plus récentes est un monumental Dictionnaire des artisans de l’imprimé à Québec. Pour les prochaines années, je prévois reprendre mon activité principale, soit l’édition critique de romans québécois du XIXe siècle.
L’actualité récente en France a fait ressurgir le débat sur une nouvelle publication des pamphlets de Louis-Ferdinand Céline. Au Québec, où les droits de publication ne sont pas les mêmes qu’en France, les Editions 8 ont été à l’origine de la réédition de ces pamphlets, une réédition qui s’accompagne de tout un appareil critique rédigé par Régis Tettamanzi, professeur de littérature française du XXe siècle à l’Université de Nantes. Quelle a été votre démarche pour en arriver à cette publication ?
À l’été 2007, je découvris Louis-Ferdinand Céline et en particulier ses fameux pamphlets, alors quasi introuvables et marqués du sceau de l’infamie qui les rendait plus intrigants encore. Dès janvier 2008, voyant que tout son œuvre deviendrait libre de droit ici quatre ans plus tard, je conçus le projet de rééditer ces textes, afin de combler ce qui me semblait une grave lacune dans la connaissance de l’auteur. Le corpus une fois saisi et mis en pages, j’entrepris la recherche nécessaire aux notes explicatives. Contrairement au XIXe siècle québécois, la période historique et littéraire à laquelle font référence les pamphlets ne m’était pas familière et j’avançais laborieusement. Durant un séjour à Paris à l’automne 2010, j’eus la chance inouïe de faire la connaissance d’un célinien émérite, Jean Castiglia, bouquiniste sur les quais, qui avait collaboré à l’édition de Céline dans la Bibliothèque de la Pléiade. Cette rencontre fut plus qu’une bonne fortune, plutôt une grâce, dans la mesure où l’amitié qui s’ensuivit se révéla pour moi providentielle. Jean Castiglia me mit en relation avec un spécialiste de Céline et professeur de littérature du XXe siècle à l’Université de Nantes, Régis Tettamanzi, qui avait publié une étude sur les pamphlets, Esthétique de l’outrance, sa thèse de doctorat, laquelle constituait, à proprement parler, l’appareil critique complet d’une édition critique encore à venir. Nous nous entendîmes tout de suite en perfection et cette collaboration marqua là aussi le début d’une amitié précieuse. Les Écrits polémiques de Louis-Ferdinand Céline parurent à l’automne de 2012 et connurent un succès considérable auquel, au vrai, je ne m’attendais pas. J’avais publié cet ouvrage à 400 exemplaires, estimant qu’il s’agissait d’un titre comme un autre dans la collection Anciens, mais dus bientôt procéder à des retirages successifs. L’aventure célinienne, à laquelle le parcours de ma maison d’édition ne me destinait pas, se poursuivit toujours imprévisiblement et depuis, quatre autres titres en lien avec cet auteur se sont ajoutés.
Quel est, selon vous, l’intérêt de cet appareil critique qui vient s’ajouter à des textes que l’on retrouve effectivement plutôt simplement sur Internet et qui circulent, comme beaucoup de journaux ont aimé à le dire, « sous le manteau » ?
Du point de vue des études littéraires, ces textes constituent des espèces de « trous noirs », comme on dit en astronomie, une zone de ténèbres au milieu de la carrière de Céline, qui pour eux a suspendu sa production romanesque et ne l’a reprise qu’après cette interruption. Or, une réédition critique permettait de rendre compte de ce hiatus, de faire voir que, du strict point de vue de l’écriture de Céline et de sa progression, les pamphlets marquent à la fois une cassure, pour certains aspects, et une continuité ou même un progrès, pour d’autres. Par ailleurs, du point de vue éthique, tant que ces ouvrages restaient cachés ou accessibles seulement à des initiés, ils possédaient une aura qui ne faisait qu’accroître leur prestige, voire leur pouvoir de séduction. En les exposant au grand jour, dans un contexte éditorial qui les explique (au sens étymologique du mot : explicare, en latin, veut dire « déplier », « exposer »), ils apparaissaient dans leur figure complète et le voile de la légende tombait.
Quelle est votre position quant à ce qui se passe en France et ce refus de la part des éditions Gallimard de procéder, pour l’instant, à une nouvelle édition de ces textes de Céline ?
Je ne suis pas Français et une connaissance au quotidien de la France me manque pour comprendre cette succession d’événements. Cependant, de mon humble point de vue, je considère qu’Antoine Gallimard a fait preuve de prudence et de sagesse en décidant, dans ce contexte tendu, de suspendre son projet. Quant aux opposants, je comprends et respecte le fait qu’ils affirment que ces textes les heurtent.
Comment a été perçue cette publication de la part des Editions 8 au Québec au moment de la parution de l’ouvrage ?
À la fin de l’été 2012, l’ouvrage était prêt et entrerait bientôt sous presse. Bien entendu, j’avais gardé secrète cette entreprise, voulant que les étapes de la mise en marché et du service de presse se succèdent à point nommé et chacune en son temps. Malgré mes précautions, une fuite se produisit et un article d’une pleine page, dans le cahier Livres du Devoir, le 31 août, par Jean-François Nadeau, fit, sans exagérer, le tour de la planète. Je n’avais pas du tout prévu ce tourbillon médiatique. La presse française, en particulier, s’empara de la nouvelle, mettant en évidence le côté transgressif de cette publication, qui, semblait-il, bravait un interdit. Devant l’ampleur de ce retentissement et cette connotation de scandale, je commençai à m’inquiéter. Avec raison, du reste : des représentants des communautés juives de Québec et de Montréal marquèrent leur opposition. Le Canadian Jewish News, notamment, titra : « French-banned author to be republished in Quebec ». Mais aussitôt je pris l’initiative de solliciter une rencontre avec la délégation du B’nai B’rith (une organisation juive veillant aux droits de la communauté) à Montréal afin de dissiper tout malentendu. Je fus très bien reçu et d’emblée la représentante de l’organisation comprit et même approuva la teneur de cette publication, c’est-à-dire sa perspective universitaire et critique.
Écrire commentaire
Yvette Chouinard (lundi, 19 février 2018 15:11)
Félicitations ! Continuez votre beau travail !
Mazet (lundi, 19 février 2018 16:45)
J'ai assisté à la soutenance de thèse de Régis Tettamanzi devant Henri Godard, Serge Klarsfeld, Pascal Ory, Jean-Louis Houdebine et Pierre Edmond Robert, gens sérieux, compétents, instruits,sans aucune complaisance envers le racisme ou l'antisémitisme, et qui firent louanges de la thèse après analyses poussées. Que maintenant d'autres professeurs veuillent en rajouter, critiquer, compléter, chicoter, c'est loi commune, et peu original. Que maintenant Serge Klarsfeld craigne on ne sait quelle réhabilitation sur le plan historique ou moral de ces écrits qui ont avant tout un intérêt littéraire, c'est normal, vu le combat de sa vie. Qu'il craigne que le style "atomique" l'emporte sur les petites notes d'un Taguieff, c'est normal. Comment annoter :"Le capitaine Dreyfus est bien plus grand que le capitaine Bonaparte. Il a conquis la France et il l'a gardée." ? Écrire : jugement péremptoire et qui appartient à la boutade ? Comment annoter : " Les quinze millions de juifs enculeront les cinq cent millions d'Aryens"? En expliquant le mot "enculer" ? En rappelant que les Aryens, ça n'existe pas, sont une invention de Céline ou une reprise des théories nazies ? La belle affaire ! Madame Durafffour a du boulot devant elle...
Jacques Joset (lundi, 19 février 2018 17:22)
Merci pour ce commentaire rigoureuX, comme tout ce que vous écrivez sur Céline.
Marc Laudelout (lundi, 19 février 2018 21:03)
Grâce à M. Taguieff qui a vainement voulu imposer une édition des pamphlets de Céline "encadrée" par des historiens, c'est l'édition procurée par MM. Ferland et Tettamanzi qui sera l'édition de référence. Et pour longtemps.