Bonjour Miguel Bonnefoy et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique mais indispensable : qui êtes-vous Miguel Bonnefoy ? Que faisiez-vous avant d’écrire ces romans ?
J’ai été ouvrier dans des chantiers à Colonel Fabien, producteur d’évènements culturels à Caracas, veilleur de nuits dans un hôtel à Ternes, professeur de français à l’Alliance Française, libraire en Argentine, assistant d’édition à Santiago, j’ai fait de la plonge dans un restaurant de viandes, j’ai vendu des livres sur les quais de Seine en tant que bouquiniste et monté des stands pour la Fête de l’Humanité. Ce sont sans doute toutes ces expériences multiples, riches, différentes, jamais indignes, pleines de rencontres avec des êtres courageux et intelligents, volontaires et philosophes, qui m’ont fait apprendre l’école de la vie, l’université des autres, et recevoir ces enseignements secrets, souvent invisibles, qui composent les vraies richesses.
Le Voyage d’Octavio, votre premier roman, fut véritablement félicité par la critique. Cela n’a pas été trop dur d’écrire un autre roman avec toute l’attente qui pesait sur vous ?
La première question à se poser avant d’écrire un livre est : ai-je quelque chose à dire ? Si oui, après on se demande : comment vais-je le dire ? A mon avis, l’attente de la critique devient inquiétante lorsque l’on n’a rien à dire. Pour ma part, lorsque j’ai écrit Octavio, j’avais senti la nécessité presque biologique d’écrire un livre sur mon pays, le Venezuela, et rendre hommage au courage de ce qui travaillaient tous les jours, de l’autre côté de l’océan. Ainsi, après la publication d’Octavio, j’ai éprouvé la sensation confuse qu’un seul livre ne pouvait pas embrasser toute l’identité d’un peuple. Je voulais alors explorer un autre angle du pays, un autre masque. Je souhaitais parler de la plus grande tragédie du Venezuela qui est d’avoir découvert, dans les années 20, dans l’Etat de Zulia, un gisement de pétrole. Cette découverte a été à a fois sa perte et sa grandeur. On a arrêté de produire, on s’est mis à importer. J’avais quelque chose à dire : écrire sur cette réalité, mais en passant par l’allégorie, par la parabole, par la fable. Voilà pourquoi, en somme, l’attente du deuxième roman n’a pas pesée sur moi. Mon vrai bonheur est dans l’écriture d’un livre, et non dans sa réussite commerciale.
Passons maintenant à votre dernier roman Sucre noir publié chez Rivages : dès l’ouverture, vous romancez le destin d’Henry Morgan, le célèbre pirate. Pourquoi avoir choisi ce point de départ pour votre livre ?
Lorsque j’étudiais à la Sorbonne, j’avais écrit cette nouvelle. Je voulais raconter un naufrage au milieu d’une forêt, en remplaçant les bancs de poissons par des oiseaux tropicaux, les écumes par des feuillages, les vagues par des troncs d’arbres, les marées par des tempêtes, et imaginer un équipage de pirates, habitués à la mer, qui tenteraient de s’adapter à ces paysages. La nouvelle est restée enfermée dans un tiroir pendant de nombreuses années. Puis, le jour où j’ai commencé à écrire Sucre Noir, je me suis rendu compte que le début (l’installation de cette ferme-distillerie au milieu des Caraïbes, le travail de portrait des personnages de la famille Otero, etc…) pouvait sembler long et lent. J’ai donc repris la nouvelle du naufrage et je l’ai retravaillée. Les filtres du temps aidant, la maturité de l’écriture aussi, j’ai entièrement changé le ton, la musique, pour essayer de l’adapter à la partition du corps du roman. J’ai pensé que cette introduction, cet incipit, serait meilleur que la simple description d’une ferme. Puis, je me suis longtemps posé la question de comment coller les deux morceaux, avec quelle mélasse, quel ciment. Enfin, après plusieurs mois de réflexion, j’ai tout simplement écrit la première phrase du deuxième chapitre : « Trois siècles plus tard, un village s’installa là où le bateau avait disparu ».
De quoi vous êtes-vous inspiré pour écrire et décrire vos différents personnages (peu nombreux finalement) mais qui apportent tous une dimension supplémentaire très forte à votre livre ?
Les trois personnages féminins représentent, d’une certaine manière, les trois grandes étapes, les trois échelons, des femmes du XXe siècle. La première, Candelaria Otero, est un être effacé derrière sa maison et son mari. Ses aspirations et ses désirs ne sont pris en compte par personne. Elle subit le monde comme des générations de femmes avant elle. Elle naît et meurt en même temps que son mari et n’existe que par rapport à lui. La deuxième, Serena Otero, est la femme qui s’éveille, qui prend conscience, et qui se bat pour rêver à d’autres horizons. Elle cherche à se cultiver, à trouver une place honorable au sein de sa famille et de sa société, elle est à la fois épouse et travailleuse, organise des diners, prend parti dans les conversations, fait entendre sa voix parmi les sages de la communauté, aide au bon déroulement de la vie politique de son village. Elle est la femme de transition qui, bien qu’elle refuse toute domination masculine, rêve à des horizons d’amour et de couple traditionnel. Elle est Emma Bovary, la Précieuse du 18ème, Andromaque, Eugénie Grandet. La troisième, Eva Fuego, qui naît du feu et non du ventre, est la femme forte, puissante, despotique et dictatoriale. Son cœur n’est pas à marier. Elle refuse toute galanterie, exige ses droits, porte des pantalons, n’est jamais décrite avec des adjectifs liés à la beauté. Elle impose sa volonté, devient la régente de sa communauté. Elle est Doña Barbara, Eva Luxembourg, Nana, Mademoiselle de Maupin.
Vos parents ne sont pas français, vous n’avez pas grandi en France. A quoi devez-vous cette si belle maîtrise du français et cette plume chantante qui habite tous vos romans ?
J’ai grandi une partie de ma vie en France, mais j’ai fait ma scolarité dans les lycées français à l’étranger. Dans ces établissements, on retrouve un français assez pur, qui n’a pas été souillé par les béquilles de la rue, comme une langue d’art, puisque le reste se fait dans la langue locale.
En passant par l’espagnol pour penser, réfléchir, imaginer, composer, j’en arrive à observer que le filtre d’une autre langue permet au français de se ramifier jusqu’à des dimensions que je n’aurais pas soupçonnées. Le fait de parler d’un paysage, le « morichal » par exemple, qui est un bosquet de palmiers bâche, dans une autre langue que le « pemon » m’oblige à emprunter des sentiers alternatifs, à utiliser la langue de Molière pour parler de la savane, la musique de Racine pour parler du cri d’un perroquet, en somme, utiliser une langue faite de cathédrales, de places et de boulevards, pour parler de brousse, de cannes à sucre et de chaleur tropicale. J’écris aujourd’hui en français, mais souvent il m’arrive de regretter l’espagnol, dont j’envie l’odeur de mangue et de sucre, ce mélange de révolte et de nostalgie, l’ivresse de sa délicatesse et sa démence minérale.
Une fois de plus, vous emmenez vos lecteurs en Amérique du Sud. Est-ce un choix pour vous de raconter ces contrées trop peu explorées par la littérature hexagonale ?
Je viens d’un pays qui a mauvaise presse. Moi, je le connais, et il représente plus que ce qu’il paraît, défend une dignité bafouée, essaye de se dresser face à un monde qui le rabaisse. Mon travail est celui de montrer cette beauté, cette grandeur, cette souveraineté, et de le faire sans naïveté ni ingénuité. Le Venezuela ne m’a chargé d’aucune mission, la misère non plus, mais il me semble important de mettre ma plume au service d’un peuple noble et courageux, de parler de la lumière plutôt que de l’ombre, de la fleur plutôt que de l’épine, de la caresse plutôt que de la main, et ceci, s’il est possible, de le faire avec l’honnêteté de ceux qui ne demandent rien en retour. Je ne suis pas le porte-parole d’un lendemain glorieux, ni un ambassadeur de la littérature caribéenne, mais peut-être que ces timides livres peuvent offrir une preuve pleine d’espoir da la vitalité de la culture latino-américaine, vénézuélienne, dans d’autres pays, d’autres continents, et d’autres langues. C’est une façon de répondre à l’appel du monde. En ce sens, presque étymologiquement, c’est une vocation. Je ne souhaite que, comme disait Roger Caillois, « apporter au trésor commun, à force de décence et de rigueur, et la chance aidant, une minuscule pépite. »
Déjà une idée pour votre prochain roman ? Encore et toujours, direction l’Amérique du Sud ?
Je suis fasciné par la littérature utopique. Depuis Platon jusqu’à Thomas More, de Francis Bacon jusqu’à Ernesto Cardenal, de Fontenelle jusqu’aux dystopies d’Orwell, ce sont des lectures qui m’apportent aujourd’hui des sujets intéressants à explorer.
On verra ce qui en sortira. Il y a toujours deux livres : celui qu’on imagine, celui qu’on écrit. Ils n’ont souvent rien à voir l’un avec l’autre. Aujourd’hui, je m’imagine un livre, j’espère qu’il ressemblera à celui que je publierai.
Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Miguel Bonnefoy l’homme et Miguel Bonnefoy l’écrivain.
- Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?
Aleph, de Borges.
- Le livre que vous aimez en secret ?
Dragon Ball Z.
- France ou Venezuela ?
Les deux.
- L’auteur avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?
Julio Cortazar.
- L’auteur que vous n’auriez pas aimé être ?
Gerard de Nerval. Trop de bile noire.
- Un livre dont vous ne comprenez pas l’impopularité ?
Les Pirates, de Gilles Lapouge.
- Votre passion un peu honteuse ?
L’écriture, bien sûr.
- Le livre que vous offririez à un inconnu ?
Histoire et Utopie, d’Emile Cioran.
- La première mesure du Président Bonnefoy ?
Une assemblée populaire.
- Ecrire : tard la nuit ou tôt le matin ?
Tard la nuit.
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