Pour son huitième roman publié du côté des Editions Grasset, Gilles Martin-Chauffier propose avec L’ère des suspects une toile romanesque (ou presque ?) tissée autour de la mort d’un « jeune de banlieue ». Fait divers ? Opportunité politique et médiatique ? L’auteur explore tout ça à la fois, à l’aide d’une plume acide, qui n’épargne que bien peu de choses. Lettres it be vous en dit un peu plus sur ce roman qui figure dans la liste des 15 livres en lice pour le Goncourt 2018.
# La bande-annonce
Dans la « Cité noire » de Versières, territoire oublié par la République, un adolescent d’origine maghrébine est retrouvé mort en bordure d’une voie de RER. La veille, il avait été poursuivi par un jeune gardien de la paix. Tout semble indiquer que ce dernier n’y est pour rien, mais qu’importe : les jeux sont faits. La police, la famille, les grands frères, la mairie, les avocats, la presse, les « consciences » – tous s’en mêlent, chacun y cherche son compte mais personne ne semble se préoccuper de l’essentiel : qui est le véritable coupable ?
De l’Élysée au ministère de l’Intérieur, d’un commissariat à une piscine de luxe en passant par la rédaction d’un magazine d’information, L’Ère des suspects nous conduit au cœur d’une société du mensonge et du faux-semblant où les « victimes » servent de dépouilles médiatiques aux tartuffes qui nous gouvernent.
Entre thriller politique et comédie du pouvoir, Gilles Martin-Chauffier signe ici son Bûcher des vanités à la française : un roman ambitieux sur les impostures de notre temps.
# L’avis de Lettres it be
Un huitième roman chez Grasset après quelques succès remarqués (Silence, on ment prix Renaudot des lycéens en 2003 ou encore Les Corrompus prix Interallié en 1998), un livre qui fait suite à la parution d’un essai remarqué (Du bonheur d’être breton. Les régions contre les nations paru en 2017 aux Editions du Rocher)… Gilles Martin-Chauffier poursuit son bonhomme de chemin littéraire en revenant au cœur d’une rentrée littéraire Grasset de haut niveau (Au clair de la lune de Christophe Donner en premier lieu). La visée de ce nouveau roman : dépeindre la réalité médiatique et sociale d’un fait divers survenu en France. Attention, ça brûle, et ce dès le prologue du roman, quelques pages qui mettent dans le bain, d’une force littéraire certaine. Le ton est donné.
« Les journaux geignards qui expliquent que tout va bien par ici endimanchent la réalité. Mais ceux qui annoncent chaque matin l’apocalypse la noircissent tout autant. Dans la maison du bonheur, on n’a laissé que le hall à la disposition des habitants de Versières. Quand ils ne sont pas au chômage, ils vivotent de petits boulots. Mais depuis trois ans, miracle, ils sont au point mort, ne se battent pas, ne hurlent pas et ne protestent pas. Donc, pas de zèle. Les gamins peuvent bien tenir les murs des entrées de HLM, ce n’est pas votre problème. Et si vous croyez voir un début de trafic de shit, passez votre chemin. Les surhommes de la BAC et autres services dopés au pot belge s’en chargeront tôt ou tard. Tard, j’espère. Le mot d’ordre est clair : quand tu ne peux pas éteindre le feu, ferme les yeux. »
Même si l’initiative de lever le voile sur bon nombre de thématiques on ne peut plus sensibles en France, difficile de croire sur parole un auteur qui est aussi rédacteur en chef du magazine Paris Match. Quand on se trouve dans les arcanes d’un journal ayant publié les « images chocs » de l’attentant de Nice, quand on figure en bonne place d’un organe de presse connu malgré tout pour sa propension à sauter allègrement sur le « buzz » et la corde sensible, difficile de dire ensuite que cet empressement médiatique permanent est la source de nombreux problèmes et de fâcheuses contre-vérités. Et même si le roman a beau jeu de relever la tâche, le propos porté par Gilles Martin-Chauffier peut, à regret, soulever quelques lièvres quant à la démarche poursuivie.
Même s’il ne restera pas dans notre esprit comme LE coup de cœur de l’année 2018 et de cette rentrée littéraire, L’ère des suspects n’en demeure pas moins un roman qui frappe fort et souvent juste. Fort de son expérience journalistique, Martin-Chauffier croise et décroise les faits divers de ces dernières années pour en faire un véritable feuilleton abordé ici sous diverses perspectives, celles des victimes, des témoins, des curieux et des intéressés. Quoi que parfois posés à la hâte, les personnages incarnent le plus souvent à la perfection les écueils modernes trop modernes. Mention spéciale tout de même pour le personnage de Danièle Bouyx, étudiante en droit et stagiaire en commissariat de son état, que l’on peine véritablement à cerner, seul véritable point noir côté personnages. Toujours est-il que L’ère des suspects réussit le pari de mettre sur la table de la rentrée littéraire manipulations politiques et tensions franco-françaises et, en sus, d’être nommé pour le Goncourt. What else ?
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