Lettres it be vous avait fait (re)découvrir Audrée Wilhelmy à travers un article consacré à ses trois premiers ouvrages il y a quelques semaines. Il est grand temps désormais d'en savoir plus sur cette auteure québécoise à surveiller de près avec cet interview passionnant. A noter que le tout dernier livre d'Audrée Wilhelmy, Le corps des bêtes, sortira chez Grasset en mars 2018.
Bonjour et merci de prendre part à cette interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique mais indispensable : qui êtes-vous Audrée Wilhelmy ? Que faisiez-vous avant d’écrire votre roman ?
Je ne sais plus ce que je faisais avant d’écrire, mis à part dessiner. J’écris depuis mes huit ans, et cela n’a jamais vraiment cessé… Sinon, qui suis-je… je dirais une femme très libre, consciente de ses privilèges, de ses propres limites et de ses forces, en paix avec elle-même et pleinement comblée par la vie qu’elle mène.
Vous avez 32 ans et avez déjà publié trois livres au succès retentissant. Comment vivez-vous ce succès éclair ?
Le succès est un animal imprévisible, il va et vient à sa guise, indépendamment des auteurs. Cette expression « succès éclair » je l’attribuerais à certain de mes amis écrivains, mais j’ai l’impression que ma propre carrière se construit plus progressivement, et pour cette raison, elle n’est pas difficile à gérer. L’attention médiatique, les mises en nomination à des prix : tout cela est arrivé pour moi de manière graduelle. J’ai été très chanceuse, parce que je n’avais aucune attente et que j’ai été rapidement reconnue pour mon travail, mais cela ne s’est pas construit dans la fulgurance, qui peut être parfois étouffante. Présentement, les choses se passent bien, mais je me répète chaque jour que l’attention médiatique et les succès d’estime sont fragiles. Le retour au texte reste la meilleure manière de se préserver des débordements d’enthousiasme comme des déceptions. J’essaie de continuer à écrire sans me mettre de pression, en me disant que tout ce qui arrive après la publication est un bonus. Avant d’être publiée, j’écrivais déjà, seule, pour moi. Je me dis que je le ferais encore, même sans toutes ces preuves de reconnaissance. Cela m’aide à mettre les choses en perspective.
Vos trois livres ont été publiés entre 2011 et 2017. Quelles ont été vos sources d’inspiration pour trouver de nouvelles idées à chaque fois ?
Mes romans se répondent et se nourrissent les uns les autres. J’ai ce que j’appelle une « démarche en escalier », tant sur le plan technique qu’en ce qui a trait aux trames narratives de mes différents romans. J’entends par là que le roman suivant est toujours dissimulé quelque part sous le texte en cours d’écriture. Par exemple, avec Oss, je tentais de régler de nombreux tics qui étaient particulièrement problématiques dans mes écrits de jeunesse. J’ai donc travaillé sur la langue, en m’efforçant de neutraliser le lyrisme de ma voix adolescente. Et pendant que j’étais plongée dans Oss, j’avais un mal fou à « faire parler » les personnages. C’est pour travailler cet aspect précis que j’ai retenu, dans Les sangs, une structure impliquant de nombreuses voix narratives. Dans Le corps des bêtes, je souhaitais travailler l’aspect pluridimensionnel du tempérament de mes personnages qui, jusque-là, avait été des figures simples, des personnages à fonction plutôt que les porteurs d’une histoire individuelle. Maintenant que j’y suis arrivée, je m’intéresse à l’intégration d’un environnement social (inexistant dans les autres ouvrages), car c’est un aspect qui a été particulièrement problématique lors de la rédaction du Corps des bêtes. Voilà ce que je veux dire lorsque j’affirme que chaque roman porte le suivant. Sous les lignes se cache le prochain défi à relever.
Quant aux idées à proprement parler, je me nourrissais parfois de contes et de mythes, mais plus le temps passe, plus les projets émergent simplement de mon imaginaire, ils se répondent, soit sur le plan thématique, soit en ce qui a trait aux personnages. Présentement, c’est la question de la filiation qui me nourrit. Je m’intéresse à une lignée matriarcale de femmes fortes, ensauvagées, et cela me suffit à trouver de nouvelles idées de textes.
D’ailleurs, j’ai eu l’impression d’entrevoir un lien entre vos trois livres, avec ces figures de femmes et de filles qui se trouvent dans une société qu’elles ne peuvent changer quoiqu’elles puissent décider. Une volonté de votre part ?
Les femmes que j’ai mises en scène jusqu’à maintenant ne cherchent pas à changer la société dans laquelle elles évoluent. Elles développent leurs propres armes, leurs propres codes, indépendamment des normes et des contraintes sociales qui devraient pourtant orienter leurs choix. Dans mes romans, bien que les codes sociaux pèsent lourd leur poids normatif, il n’existe pas de loi plus forte que celle individuelle. Même lorsqu’elles sont contraintes ou que leurs horizons se ferment, Noé, Mie, Phélie, Abigaëlle, etc. restent intègres et « pleines », parce que leur monde intérieur est plus solide que celui, changeant et restrictif, du dehors (du réel).
Est-ce que la place de la femme dans vos livres, mais aussi ces sociétés déchirées et refermées sur elles-mêmes, est-ce que tout ça fait écho à la société dans laquelle vous vivez ? Un moyen pour vous de dénoncer certaines choses ou alors tout cela n’est-il que pure fiction ?
Ce que je mets en place pour mes personnages féminins – ce monde intérieur envahissant et libre de toute contrainte – correspond assez précisément à ma propre manière d’évoluer dans le monde. La place de l’imaginaire, la solidité de l’univers intérieur et l’impossibilité de pleinement accueillir les autres dans cet espace sont au cœur de mon rapport avec le réel. Par ailleurs, les sociétés dures et violentes que je mets en scène, elles, ne me semblent pas correspondre à celle dans laquelle je vis. Elles traduisent davantage des états émotifs, je crois. J’imagine que je canalise en elles tout ce qui est négatif ou destructeur et ce faisant, je peux ainsi vivre plus sereinement que mes personnages.
La première chose qui frappe à la lecture de vos ouvrages, c’est cet onirisme bien mesuré, qui oscille entre sombres rêveries et dure réalité. Comment définiriez-vous votre style d’écriture ? Des inspirations particulières ?
L’onirisme dont vous parlez, qui se caractérise entre autres par la création d’un espace qui n’est localisable ni géographiquement ni temporellement, sert très directement le propos de mes romans. Comme je m’intéresse particulièrement à la question des tabous, l’instauration d’un environnement abstrait me permet d’aller beaucoup plus loin dans cette exploration, puisque mon univers n’est pas soumis à nos lois ou à celles d’une époque en particulier.
Sur la forme, vos romans sont plutôt courts. Un choix de votre part de ne pas vous embarquer dans de trop gros livres ?
Il ne s’agit pas d’un choix, simplement d’une question de souffle – à la fois le mien et celui que le roman appelle. Je construis des univers très denses, la brièveté de mes textes contribue à ouvrir le texte, à laisser au lecteur faire une partie du travail...
Vous écrivez également beaucoup de nouvelles. Est-ce un moyen pour vous de raconter par petits morceaux ce qui ne pourrait pas l’être dans un roman ?
En fait, j’écris assez peu de nouvelles (en tout cas peu en regard de la production générale des auteurs québécois). C’est un format qui est agréable, parce qu’on peut mesurer l’avancement du texte plus rapidement, mais vu la vitesse à laquelle j’écris, cela reste une distraction qui m’éloigne généralement trop de mes romans.
Une idée pour votre prochain livre ?
Oh oui ! Je suis même assez bien avancée dans ce projet. Je poursuis l’exploration de la lignée matriarcale de Mie, en retournant dans le passé, rencontrer la mère de Noé.
Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Audrée Wilhelmy la femme et Audrée Wilhelmy l’auteure :
- Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?
Little, Big, de John Crowley. C’est un livre qui repose et qui en révèle avantage à chaque lecture. Tant qu’à avoir un seul livre, autant en choisir un qui se renouvelle continuellement.
- Le livre que vous aimez en secret ?
Je n’ai pas de secrets…
- Un(e) auteur(e) québécoise qui mériterait d’être connu ?
Il y en a tellement ! Perrine Leblanc, Dominique Fortier, Catherine Leroux, Kiev Renaud, Stéphanie Clermont, Stéphane Larue… je ne saurais pas par où commencer !
- L’auteur(e) avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?
Je crois que tant qu’à aller prendre une bière, j’aurais plus envie de la prendre avec quelqu’un d’un autre domaine, pour en apprendre davantage sur un milieu que je ne fréquente pas déjà…
- L’auteur(e) que vous n’auriez pas aimé être ?
Tous ces génies très malheureux qui ont plus souffert de leur plume qu’ils en ont joui.
- Un livre dont vous ne comprenez pas l’impopularité ?
C’est drôle, je ne me pose pas ce genre de question. Je connais mal ce qui est populaire et ce qui ne l’est pas. Je comprends mal, cependant, l’impopularité générale de la poésie, qui est pourtant vivante et infiniment dynamique au Québec. Il me semble qu’elle devrait être lue au moins autant que le roman.
- Votre passion un peu honteuse ?
Je n’ai pas un tempérament qui m’incite à avoir honte de mes passions.
- Le livre que vous auriez aimé écrire ?
L’Ancien Testament. Tous les mythes y sont condensés, et c’est un livre qui est inscrit si profondément dans l’esprit du monde qu’il joue fortement sur la construction de notre imaginaire.
- Le livre que vous offririez à un inconnu ?
J’en parle souvent parce que plusieurs personnes ont inutilement peur de la poésie. C’est un recueil qui s’appelle Chien de fusil, d’Alexie Morin, publié au Quartanier éditeur.
- La première mesure de la Présidente Wilhelmy ?
La destitution de la Présidente Wilhelmy…
- Ecrire : tard la nuit ou tôt le matin ?
Les deux ! Mais moins l’après-midi, après le déjeuner : je m’endors trop.
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