Lettres it be vous parlait il y a quelques semaines du dernier livre de Camille Espedite publié chez Le Passage, Se trahir. Un sombre roman carcéral qui avait retenu toute notre attention. Pour en savoir plus sur l'oeuvre et sur l'homme, Lettres it be a posé quelques questions à Camille Espedite.
Bonjour et merci de prendre part à cet interview pour Lettres it be. Tout d’abord, une question terriblement basique mais indispensable : qui êtes-vous Camille Espedite ? Que faisiez-vous avant de passer à l’écriture ?
J’adorerais que l’on prenne au pied de la lettre les différentes biographies que les éditeurs, le public ou moi-même se sont amusés à me prêter : à la fois vieil anarchiste argentin, fonctionnaire dépressif coincé sur son île (la Corse) mais aussi femme écrivain. J’aimerais avoir plusieurs identités, plusieurs sexes, plusieurs langues etc. Au fond, c’est peut-être ce désir de travestissement qui me pousse à inventer des histoires. Un truc assez infantile en somme, comme jouer aux Playmobil. Ça m’aide à tuer l’ennui.
Se trahir est votre troisième livre après Palabres (coécrit avec Bérengère Cournut) paru en 2011 et Les aliénés paru en 2015. Quelles sont vos sources d’inspiration pour vous lancer dans de nouveaux romans, de nouvelles histoires ?
C’est difficile à dire. Disons que je me sens assez proche de plusieurs courants littéraires. A l’époque de Palabres, avec Bérengère Cournut, nous étions très marqués par un certain réalisme magique comme celui de Gabriel Garcia Marquez ou de Carlos fuentes. Mais aussi par des œuvres plus philosophiques. Pour Les Aliénés et Se Trahir (que j’ai écrits seul), l’univers est résolument plus noir, en écho à la fois à une certaine littérature américaine des bas-fonds et des marges (Hubert Selby Jr, Iceberg Slim, James Ellroy, William T. Vollman…) que l’on retrouve aujourd’hui en France chez des auteurs comme Virginie Despentes (Baise-moi) ou Claro (Crash-Test) mais aussi à tout ce courant de l’anticipation sociale rattaché à la SF comme JG Ballard ou Phillip K Dick. Côté français, je ne suis pas étranger non plus à ce genre assez récent qui consiste à s’attacher à décrire le vécu de petites vies minuscules quitte parfois à mêler recherche documentaire, approche historique, approche sociologique et fiction poétique. Je pense au travail de Maylis de Kerangal notamment.
Concrètement, je crois que j’ai écrit Se Trahir à la fois en résonance à une certaine actualité (criminalisation des agresseurs sexuels et discours très forts sur la prévention de la récidive), à tout un tas de fictions se rapportant à la prison comme Oz ou Orange Is The new Black aux Usa ou Un Prophète en France, à ces courants littéraires que j’ai cités plus haut et qui ont produit des textes fascinants sur la prison, comme La Geôle d’Hubert Selby, Aucune Bête aussi féroce d’Edward Bunker ou, dans un autre genre, Notre-Dame des Fleurs de Jean Genet, mais aussi quelques essais, notamment Testo Junkie de Beatriz Préciado.
Vous abordez dans vos romans des thèmes graves, forts. Pourquoi choisir de se pencher sur la prison, le suicide, la violence, la drogue ?
Je crois que le point commun de tous ces thèmes, c'est l’envie de créer des personnages qui se débattent dans une certaine expérience de la liberté, une expérience souvent douloureuse, contradictoire, voire impossible. La liberté, pour moi, c’est avant tout un grand mot. Ce qui m’intéresse, c'est d’en rendre compte dans des situations très prosaïques, quand elle est ‘engluée’ dans la misère du quotidien, dans quelque chose de très trivial. C'est vrai dans Se trahir : les deux délinquants emprisonnés font face à un système qui essaie de les réinsérer. Sauf que la liberté imaginée par le système ne correspond pas à leur propre expérience de la liberté, car eux aussi ont à leur manière un idéal de vie libre. Si bien qu'il va y avoir une sorte de guerre des libertés qui va produire de nouvelles identités et de nouveaux désirs de liberté. C'est une guerre au sens propre. Il y a des conflits, des stratégies, de la violence, des armes diverses, des médias etc… Cette guerre des libertés, c'était évidemment le thème de Palabres. Palabres, c'était l’histoire d’un peuple errant imaginaire, nomade, qui, un jour, fait l’expérience de l’installation dans un territoire, une langue, un peuple. Bref, l’histoire d’un peuple qui passe d’une certaine liberté (le nomadisme) à une autre (la démocratie). Dans les deux cas, l’expérience équivaut à faire la guerre, à la subir dans le premier cas car ce peuple est chassé de partout, à la déclarer et à la mener dans le deuxième car il faut se battre pour installer la démocratie. J’aime bien la contradiction qui consiste à faire la guerre au nom de la liberté. Ça relève d’un tragique très puissant sur le plan littéraire, un tragique cynique et noir qui me plaît. Les Aliénés joue à fond cette carte : il raconte le parcours d’une une aide-soignante qui, après avoir raté son suicide, entreprend d’assassiner ses semblables, donnant vie à cette contradiction : alors qu'elle conçoit le suicide comme l’acte le plus libre qui soit, résultat d’un choix délibéré (le choix des choix), elle va entraîner tout un tas de gens dans la mort pour leur apprendre à être libres selon cette façon. Ça semble invraisemblable, mais j’ai l’impression que cette histoire fonctionne. En tout cas, ça m’amuse follement.
Au-delà de leur violence propre, ces thèmes sont aussi très forts socialement. Ne craignez-vous pas que vos livres soient perçus comme des actes militants, des revendications de vos propres opinions ? Ou alors est-ce bel et bien le cas ?
Un des points communs de tous ces courants littéraires que j’ai cités plus haut est peut-être un certain souci de produire des fictions qui soient en même temps des expériences de transformation sociale. De ce point de vue, je me sens assez éloigné d’autres courants littéraires comme le Nouveau Roman par exemple, ou une certaine autofiction. Bon, mais il y a transformation sociale et transformation sociale. Je ne crois pas écrire des pamphlets révolutionnaires. Je serais ravi que mes textes soient lus simplement pour passer le temps, avachi sur le canapé ou coincé dans les transports en commun. Une manière de faire de la politique en restant assis. Certains appellent ça du divertissement. Pourquoi pas ?
Vous présentez deux visions radicalement opposées du monde carcéral, à travers les personnages de Carise et d’Hermiane. Est-ce une critique directe de votre vision des prisons en France et de leur évolution ?
Une critique directe, non, ce serait franchement présomptueux. Je ne connais pas grand chose des prisons françaises, je n’y suis moi-même jamais allé et ne me suis guère renseigné sur leur fonctionnement, si ce n'est au travers de quelques expériences qui m’ont été rapportées. Mon inspiration reste très littéraire. Et la prison est aussi un décor qui, je trouve, fonctionne très bien sur le plan littéraire. Je m’étonne d’ailleurs qu’il n’y ait pas plus de romans en France qui utilise ce thème. Ça pourrait devenir un genre, la fiction prison. Cela dit, utiliser la prison comme décor n'est pas neutre. Ça revient au final peu ou prou à interroger son fonctionnement. Mon texte participe de ça, interroger les prisons, non pas depuis l’intérieur, mais de loin, depuis les mythes et les fantasmes qu’elles suscitent.
Une question un peu anecdotique mais tout de même intéressante : les prénoms de vos personnages sont loin d’être courants et pourtant, ils restent en tête. On croit y déceler une inspiration du côté de Molière. Fausse piste ?
Pas loin. Les prénoms d’Hermiane et de Carise sont directement empruntés à Marivaux, auteur qui avec, La Dispute, est l’inventeur de ce sous genre de la littérature noire que je viens d’évoquer et qui mériterait d'être enfin reconnu par les plus hautes instances, celui de la fiction prison. L’histoire racontée dans la Dispute est assez trash : un prince et une princesse s’amusent à enfermer quatre enfants dans un parc en veillant à les éduquer de manière isolée pour, à l’adolescence, les mettre en contact les uns avec les autres et observer ce qui se passe sur le plan sexuel. C'est après avoir mis un point final à mon propre texte sur les techniques modernes de réinsertion des agresseurs sexuels que je me suis aperçu que mon histoire avait déjà été racontée des siècles plus tôt. J'ai poussé le plagiat jusqu'à chiper quelques noms.
Votre plume est, à la fois, d’une violence inouïe et d’une très belle mélodie. Quels ont été les auteurs qui ont pu vous aider à forger ce talent d’écriture ?
Franchement, la question du style m’a toujours semblé un peu secondaire. A priori, je n’aime pas trop l’idée du beau style, d’une puissance des mots ou d’une musicalité des phrases. Maintenant, c'est vrai que j’écoutais beaucoup l’album de Odezenne à l’époque de l’écriture. Pour le coup, les textes de leurs chansons sont très poétiques et j'ai l’impression qu'il y a un peu de leur verve qui s’est glissée sous ma plume. Il y a aussi le très beau polar de Maylis de Kerangal, Corniche Kennedy, et surtout son premier chapitre qui contient une description remarquable d’ados jouant les canailles en se jetant dans la mer. Ce qui est fort dans ce cas-là, c'est moins la beauté du style que la justesse du ton. C’est difficile de trouver le ton juste. Il y a enfin l’humour dévastateur de certains romans noirs, dans la grande tradition américaine, de Flannery o’Connor à Donald Ray Pollock.
Savez-vous déjà vers quel thème vous allez vous tourner pour votre prochain livre ?
Oui, j’ai envie de raconter l’histoire d’une femme au chômage obligée de se soumettre à des opérations de chirurgie esthétique pour retrouver un emploi. L’expérience tournerait à la défiguration totale. C’est un autre thème que j’affectionne, ça, la défiguration, au sens propre du terme. Ce sera évidemment encore assez noir, mais j’espère aussi un peu politique.
Passons maintenant à des questions un peu plus légères pour en savoir plus sur Camille Espedite l’homme et Camille Espedite l’auteur :
- Le livre à emporter sur une île un peu déserte ?
Je n’aime pas du tout les îles désertes, je n’aime pas non plus les chefs d’œuvres, alors probablement un manuel de survie en milieu hostile, ça me semblerait ce qu’il y a de plus utile.
- Le film que vous pourriez regarder tous les jours ?
Un jour sans fin.
- Le livre que vous aimez en secret ?
Farigoule Bastard, de Benoît Vincent, l’histoire d’un type qui marche seul dans le maquis pour rejoindre la ville. La langue colle à ses croquenots. Il ne se passe quasiment rien d’autre que la boue, la pluie, et la sente qui n’en finit pas. Un livre de maquisard.
- L’auteur avec qui vous voudriez discuter autour d’une bière ?
Marivaux.
- L’auteur que vous n’auriez pas aimé être ?
Jean d’Ormesson
- Ecrire en écoutant une musique. Laquelle ?
En ce moment, ce serait du breakcore ou de la techno bien dark.
- Votre passion un peu honteuse ?
Écrire.
- La première mesure du Président Espedite ?
J’imposerais à tout le monde de changer de sexe.
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